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Portrait ManiFeste 2/6. Amadeus Regucera, compositeur griffonneur.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 22/06/2016


Organisé par l’Ircam, l’Académie du festival ManiFeste offre chaque année à de jeunes compositeurs venus du monde entier la chance de travailler avec l’Ensemble intercontemporain, ensemble associé de l’Académie.

Jusqu’au 1er juillet, date des concerts de sortie d’atelier, nous vous proposons d’aller à la rencontre de six d’entre eux,, qui participent soit à l’atelier de composition pour ensemble dirigé (sous la direction musicale de Julien Leroy), soit à celui de composition de musique de chambre, placés respectivement sous la direction des compositeurs Philippe Leroux et Rebecca Saunders… Aujourd’hui on découvre le travail de l’états-unien d’origine philippine Amadeus Regucera (atelier de musique de chambre).

Comment êtes-vous devenu compositeur ?

J’ai grandi en jouant de la musique rock et punk au même titre que de la musique classique et j’ai voulu trouver dans chacune ce que je considère « essentiel », quand bien même ce serait contradictoire (âpreté ou raffinement, accident et intentionnalité, énergie débridée ou soigneusement contrôlée) afin de les combiner (sans les synthétiser) en un événement sonore dynamique et nuancé. Il se trouve que je suis aussi très sensible au visuel, puisque j’ai grandi en côtoyant des romans graphiques et diverses formes illustratives ou peintes. Aussi, quand j’ai « découvert » la musique contemporaine à l’Université de Californie, San Diego (où j’ai rencontré Philippe Manoury), j’ai tenté d’explorer la possibilité de transposer mon imaginaire visuel à l’intensité sonore et charnelle de la musique et à la dramaturgie des formes musicales. En étudiant les œuvres de Boulez, Lachenmann, Sciarrino, Aperghis, Xenakis, mais aussi Cage et Feldman, j’ai trouvé des modèles de formes combinant les parts « essentielles » de mes influences originelles.
Aujourd’hui que je suis un peu plus âgé, j’ai commencé à « désapprendre » ce que j’avais absorbé au cours de mes études, distillant mes activités dans un style que je crois plus proche des comic books que de la musique classique.

 

SKRWL_Manifeste.mus

Vous vous intéressez beaucoup à la théâtralité de la musique, à la relation entre le corps et l’instrument. D’où cela vient-il ?

Pour moi, composer n’a jamais concerné exclusivement le sonore. Je me préoccupe systématiquement de l’interprète et de son corps. Je crois que le drame et la fragilité de ma musique viennent de l’attention que je porte à l’humanité inhérente de la musique : limitations liées au corps, volonté de s’améliorer, psychologie, narrations intimes, échecs et transcendance spirituelle. Composer est pour moi une manière de canaliser cette expérience humaine et de l’exprimer de manière incarnée. Tout compte fait, écouter, ou faire l’expérience d’une pièce de musique, revient selon moi à assister à la naissance d’une identité et à l’ouverture d’une âme : cela relève de l’empathie.
SKRWL_Manifeste.mus

Pourriez-vous nous dire quelques mots de votre travail dans le cadre de l’Académie ManiFeste ?

Je compose deux pièces : surface/division pour l’Orchestre Philharmonique de Radio-France, et SKRWL (partition ci-dessus), pour les solistes de l’Ensemble intercontemporain. Cette dernière a été écrite avec la contrainte de se concentrer sur un matériau très limité, si possible sur une seule et unique idée. J’ai donc jeté mon dévolu sur un son « perforé », comme un papier que l’on déchire très doucement, pour le traiter comme un objet-dans-le-temps. Le titre, SKRWKL est une référence à une expression visuelle simple : to scrawl (gribouiller) ou to scribble (griffonner). L’artiste Cy Twombly est pour moi un modèle à cet égard : son style d’abstraction, évoquant des gestes visuels prosaïques, de même que son recours au texte et ses allégories audacieuses en référence à la mythologie ou au classicisme sont de formidables exemples de la manière dont le passé peut éclairer et transformer le présent comme le futur. Plus encore, je crois que les relectures contemporaines des techniques et formes traditionnelles peuvent nous mener à nouer de nouvelles relations entre l’interprète et son instrument, ainsi qu’une création musicale d’un nouveau genre.
De même que j’ai le sentiment qu’un unique mot peut ouvrir des multivers, un seul son, ou un seul silence, a le potentiel de devenir ou de signifier n’importe quoi. C’est cette posture que j’ai choisie dans cette pièce et c’est à cela que j’aspire quand je compose.

 

 

Photos © DR