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Mar’eh. Entretien avec Matthias Pintscher, compositeur.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 25/02/2016

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Le 23 mars 2016 la violoniste Hae-Sun Kang et l’Ensemble interpréteront une nouvelle version de Mar’eh, un concerto pour violon composé en 2011 par Matthias Pintscher. Il revient sur l’origine de cette œuvre dont le titre en hébreu, Mar’eh, désigne aussi bien la vision que le visage, sa beauté et son mystère.

Mar’eh fait partie d’une série d’œuvres aux titres hébreux, série débutée en 2008 avec She-Cholat Ahavah Ani, dans laquelle on trouve aussi bereshit (2012).

Je suis juif, mais je n’ai pas reçu, à proprement parler, une éducation juive. Même si enfant, j’ai fréquenté une école hébraïque, cette expérience fut si détestable que je me suis empressé de tout oublier. Ce n’est qu’autour de la trentaine que cette culture, cette langue ont resurgi dans ma vie. J’avais déménagé à New York et m’étais fait de nombreux amis juifs ou israéliens. Je m’y suis donc à nouveau plongé : j’ai réappris la langue et passé beaucoup de temps à étudier la Torah, la Mishna, le Talmud et la Kabbale. Le judaïsme n’a cessé de se réinventer : la Torah, qui n’est pourtant qu’un texte assez court, mais d’une grande densité, a été interprétée et commentée en tout sens pendant des millénaires. Non pratiquant, mais habité par le spirituel, ces textes magnifiques m’ont grandement inspiré. À 35 ans, le Cantique des Cantiques représentait ce que Rimbaud avait été pour moi à 20 ans !

Comment choisissez-vous les titres, dans ces cas-là ?

En général, je tombe sur un mot, et la musique naît : « Au commencement était le verbe » ! C’est ainsi depuis que j’ai 15 ou 16 ans : deux mots suffisent pour m’ouvrir tout un monde de musique.

Que signifie « Mar’eh » ?

« Mar’eh » signifie « vision ». C’est un mot biblique qui désigne non seulement les traits du visage, mais peut aussi évoquer la beauté de ce visage, la beauté d’un regard ou d’un moment, d’un état extraordinaire, surnaturel. L’hébreu est une langue fascinante car saturée de riches polysémies. Un mot n’est jamais univoque mais a toujours des significations multiples. Les traductions de l’hébreu en allemand, en anglais, et surtout en français, nécessitent souvent près de quatre ou cinq fois plus de mots que dans le texte original ! C’est aussi une qualité à laquelle j’aspire au sein de mon écriture.

Chaque mot serait comme un prisme…

Exactement. Dans Mar’eh, le violon est ce prisme sonore. Il véhicule toutes ces images qu’il peut propager et faire briller dans toutes les directions en même temps.

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Dans sa version originale, pour violon et orchestre, l’œuvre est écrite pour Julia Fischer.

Pour moi, Julia est Mar’eh. L’œuvre lui est naturellement destinée, en raison de son exigence et de sa rigueur, et aussi pour cette beauté sereine, cette lumière intérieure, qu’elle dégage lorsqu’elle joue.
Julia et moi-même sommes des amis de longue date et j’ai toujours été un grand admirateur : c’est l’une des rares solistes dont la pâte sonore change radicalement selon les œuvres interprétées. Le violon de Julia se moule dans la musique qu’elle joue, son approche du jeu instrumental et de la production sonore évoluant d’un compositeur à l’autre. Quand on l’écoute, on n’entend pas « Julia Fischer jouant » Mendelssohn, Brahms, Bach ou Pintscher. On entend d’abord et avant tout Mendelssohn, Brahms, Bach et Pintscher par une soliste incroyable.
Un autre aspect de son jeu me fascine : on n’entend jamais ses changements de coup d’archet. Si l’on peut voir son archet monter et descendre, la ligne musicale est comme ininterrompue. Jusque-là, ma musique avait un caractère quelque peu fragmenté, passant d’une situation musicale à la suivante. Avec Mar’eh, je me suis lancé le défi de composer un chant, une ligne. Pour la première fois, j’ai voulu d’un chemin, qui commence en un point A pour aller vers un point B. Sans détour frénétique, sans explosion éruptive, sans tremblement, sans rupture : un plain-chant qui se déroule et se déploie, comme la trajectoire du soleil de son lever à son coucher.

Dit comme ça, on peut penser au Concerto pour violon de Mendelssohn.

C’est une très bonne remarque : Mendelssohn a été une grande inspiration pour Mar’eh. La musique circule, elle n’est jamais statique. Même lorsque tout semble s’arrêter, on a le sentiment qu’une nouvelle vague de fond est sur le point d’émerger. Le discours se tisse de dizaines de couches sonores sédimentées – comme la croûte terrestre, continuellement en mouvement, même de manière imperceptible. Et l’énergie dégagée est grandiose.

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Pourquoi en faire une nouvelle version, pour violon et ensemble ?

Avec les solistes de l’Ensemble, nous avons souvent joué bereshit et les musiciens m’ont demandé une autre pièce qui deviendrait à son tour notre carte de visite. C’est Hae-Sun Kang (photo ci-dessus) qui m’a suggéré de faire cette nouvelle version de Mar’eh pour violon et ensemble. Il se trouve qu’elle et moi l’avons déjà interprétée à Berlin, voilà quelques années, et qu’elle la porte merveilleusement bien. J’y ai réfléchi et je suis arrivé à la conclusion que son idée était excellente. Malgré l’influence du Concerto de Sibelius, en cela qu’il s’agit d’une symphonie avec violon, Mar’eh est en réalité un anti-Sibelius : c’est une pièce très transparente, dont l’écriture orchestrale est quasi chambriste – à l’instar de Das Lied von der Erde de Mahler, par exemple. Cette nouvelle version est donc une œuvre à part entière.

Écouter un extrait de Mar’eh :
Interprétation : Hae Sun Kang, violon / Deutsches Symphonie Orchester de Berlin / Matthias Pintscher, direction – enregistrement rbb/ARD

Photos (de bas en haut) : © Edouard Caupeil / © Luc Hossepied pour l’Ensemble intercontemporain