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Pierrot lunaire, par François-Xavier Roth, chef d’orchestre

Éclairage Par Pierre-Yves Macé, le 15/01/2009

Roth
Dans son célèbre texte sur les Affinités électives de Goethe, Walter Benjamin distingue, dans une œuvre d’art, la « teneur chosale » de sa « teneur de vérité ». À mesure que passe le temps qui nous éloigne d’une œuvre, on peut mesurer cette disjonction : la teneur chosale (sa matérialité) se fait de moins en moins vive tandis que croît sa teneur de vérité, laquelle « décide de son immortalité ». Composé en 1912, le Pierrot Lunaire d’Arnold Schönberg, mélodrame pour récitant et petit ensemble, est assurément de ces chefs-d’œuvre dont la « flamme vivante continue de brûler au-dessus des lourdes bûches du passé ».
Le 25 février prochain, le chef d’orchestre François-Xavier Roth, qui a déjà dirigé cette œuvre plusieurs fois, en proposera une interprétation avec l’Ensemble intercontemporain dans le cadre d’un programme consacré à l’année 1913. Il nous parle ici de son rapport personnel à une œuvre devenue un classique de la musique du XXe siècle, qui continue aujourd’hui encore d’interpeller et de stimuler son public.
« J’ai découvert le Pierrot lunaire adolescent et, malgré mon goût pour l’École de Vienne, je suis rentré dedans avec beaucoup de difficultés. Cette œuvre porte une telle charge historique et émotionnelle qu’elle fait au premier abord un peu peur (après l’avoir composée, Schönberg n’a plus rien écrit pendant des années, tellement l’accouchement avait été difficile). Sur certains points, le Pierrot reprend des éléments déjà expérimentés dans la Kammersymphonie op. 9 : l’effectif est hybride, entre musique de chambre et musique d’orchestre, et les musiciens changent d’instruments. Au moment où Stravinsky écrit pour orchestre par groupes de cinq et où Mahler compose ses symphonies monumentales, il y a chez Schönberg une volonté de détruire l’orchestre, cette -masse informe, d’aller à l’essentiel, d’écrire pour chaque instrument de véritables concertos. Ce qui change, avec le Pierrot, c’est surtout le langage, ouvertement atonal (quoique pas encore sériel) et parfois impressionniste ; une construction très sophistiquée, avec un jeu sur les chiffres (7, 12, 21) ; enfin, bien sûr, le rapport au texte et à la voix, le Sprechgesang (parlé-chanté). »
« Il y a dans le Pierrot une certaine “destruction” ou déconstruction de la voix, qui vient en partie de l’influence de la culture du cabaret. L’œuvre s’inscrit également dans le prolongement du Pelléas (1902) de Debussy en prenant à contre-emploi les voix de diva ou de divo que l’on célébrait alors chez Wagner. Mais le Sprechgesang va plus loin en laissant une liberté des hauteurs, du souffle, du parlé de la voix. La partition peut être interprétée d’une grande variété de manières, ce qui oblige le « récitant » (souvent une chanteuse, mezzo-soprano, du fait du registre) à se libérer de l’aspect purement technique pour aller vers le théâtre. Il y a une dimension de spectacle évidente dans la conduite des numéros : Schönberg indique très bien là où il faut les enchaîner (par exemple le 6 et le 7) et là où au contraire il faut marquer une « longue pause ». Tout cela forme une véritable dramaturgie. »
« Le succès immédiat de cette œuvre est dû au thème du Pierrot (ce genre d’histoire intemporelle était très à la mode au début du XXe siècle). Mais le texte original de Giraud n’a pas du tout la même violence que sa traduction allemande par Otto Erich Hartleben. De la même façon, l’impressionnisme de Schönberg est différent de l’École française : si on met en perspective le Pierrot lunaire avec les Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé de Ravel (que je dirigerai dans le même programme), on a d’un côté un geste cru et violent (Pierrot), de l’autre, (le Mallarmé) une hyper-sophistication qui présente le geste dans une enveloppe “ charmante ” (au sens non réducteur du terme). Selon les cultures, les sociétés et les pays, la musique a une fonction et une raison d’exister qui lui sont propres. »
« Le texte ne peut pas tout évoquer et la musique prend parfois son relais pour figurer des impressions. Le Pierrot comprend quelques tableaux très colorés ; par exemple La lune malade (n° 7) pour flûte seule et voix, numéro bouleversant par son instrumentation minimale, qui fait s’entrecroiser deux lignes dans un chromatisme très sophistiqué. Ailleurs, avec la Messe Rouge (n° 11), nous avons une concentration dans les registres extrêmes : ambitus grave de l’ensemble (clarinette basse, alto, violoncelle) associé à des ornements de piano dans l’aigu, le tout dans des harmonies extrêmement tendues. Schönberg va chercher, par l’harmonie et l’instrumentation, des associations de couleurs, des teintes très vives, crues, parfois dérangeantes. »
« Le Pierrot est parfois joué en musique de chambre, sans chef. Le rôle de celui-ci est dès lors d’autant plus difficile à évaluer : l’ensemble est tout petit et les musiciens connaissent maintenant très bien la partition, devenue un classique. À partir de ce cahier des charges, le chef est là surtout pour donner une sorte de structure générale, une ligne de cohérence ou de non-cohérence, mais il peut aussi aider pour le rubato, pour réaliser l’agogie complexe de certains passages.
Un autre problème se pose également : comment placer le groupe ? Soit l’on dégage la chanteuse de manière concertante, mais alors on perd le dialogue interne entre la voix et les instruments. Soit on la situe dans l’ensemble, et l’on a alors des problèmes de balance. Soit encore – ce que j’ai fait une fois et qui fonctionnait bien – on place la chanteuse face au public et les instrumentistes dos au public. Lors de la création de l’œuvre, l’orchestre était placé derrière un rideau et la chanteuse devant. Mais était-ce vraiment une volonté de Schönberg, ou plutôt une contrainte imposée par la salle ? La partition ne spécifie rien. Il faut donc adapter ses choix à la salle, à la conduite générale du programme. Par rapport au Ravel, notamment, il y aura certainement des choses à explorer, le 25 février. »
Propos recueillis par Pierre-Yves Macé
Extrait d’Accents n° 37
– janvier-mars 2009
Photo : François-Xavier Roth © Nicolas Havette