Afficher le menu

« Une vraie carte à jouer dans l’histoire de mon instrument ». Entretien avec Marceau Lefèvre, bassoniste.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 31/01/2024

Depuis quelques mois, les spectateurs les plus attentifs de l’Ensemble intercontemporain ont pu remarquer un nouveau venu parmi les solistes : le bassoniste Marceau Lefèvre. Rencontre avec un jeune musicien en recherche d’un nouveau terrain de jeu musical.

Marceau, quel a été le chemin qui vous a conduit jusqu’à ce poste de bassoniste au sein de l’Ensemble intercontemporain ?
Mon parcours est essentiellement une affaire de rencontres et d’expériences. D’abord, je n’ai pas du tout commencé la musique avec le basson, mais avec le saxophone, à sept ans. Cinq ans plus tard, j’ai voulu découvrir en parallèle un autre instrument : pour faire un choix, j’ai fait le tour des classes du conservatoire d’Avignon où j’habitais. Si j’ai jeté mon dévolu sur le basson, c’est d’abord par sympathie pour le professeur, Hervé Issartel, un merveilleux musicien et un homme d’une grande gentillesse. Par la suite, mes rencontres avec Laurent Lefèvre et Fany Maselli, mes professeurs au Conservatoire de Paris, ont été déterminantes, de même que celle avec Stefan Schweigert, premier basson du Philharmonique de Berlin, auprès duquel j’ai eu la chance d’étudier et de travailler dans le cadre de l’Académie Karajan.

De manière générale, je me considère comme étant assez chanceux : à 19 ans, j’ai intégré plusieurs orchestres de jeunes tels que le Gustav Mahler Jugendorchester, le Schleswig Holstein Orchester ou encore le Verbier Festival Orchestra. En 2015, j’ai eu pour la première fois l’occasion de jouer au sein du Philharmonique de Berlin : au programme figurait La Mer de Debussy — et le chef n’était autre que… Matthias Pintscher ! Le niveau et l’engagement des musiciens étaient tels que cette expérience fut extrêmement puissante. J’en suis resté bouche bée un long moment après le concert.

D’où vous vient votre intérêt pour les musiques de création ?
Je ne suis pas nécessairement un spécialiste de la musique contemporaine. J’aime toutes les musiques à condition qu’elles me transportent. Cependant, ce qui me fascine plus particulièrement dans la musique d’aujourd’hui, surtout au sein l’EIC, c’est de servir de laboratoire d’expressions pour les compositeurs et compositrices. Mais aussi de s’apercevoir que même les musiques les plus difficiles d’accès prennent tout leur sens quand elles sont interprétées dans de bonnes circonstances. À partir du moment où les interprètes ont une véritable compréhension d’une pièce, il n’y a pas de limite à la découverte. Raison pour laquelle je m’immerge totalement dans les œuvres que j’aborde.

Quels sont vos souvenirs les plus forts en matière de création musicale ?
Jusqu’à présent, je n’ai pas eu beaucoup de contact avec la création en elle-même. Je n’ai pas eu le temps de nouer des liens avec mes condisciples compositeurs lors de mon parcours au Conservatoire de Paris. Cependant, certaines œuvres du répertoire contemporain m’ont marqué :  les Trois pièces de Heinz Holliger, par exemple, et notamment Klaus-ur, composé pour le concours de l’ARD à Munich en 2002 et dédié aux géants du basson Matthew Wilkie, Christopher Gunia et Klaus Thunemann. En musique de chambre, les Dix pièces pour quintette à vent de György Ligeti ont constitué un véritable choc esthétique. Encore récemment, au fil de ma préparation au concours d’entrée à l’EIC, je me suis plongé dans la Sequenza de Luciano Berio, dédié à l’un de mes prédécesseurs à ce poste, Pascal Gallois, et qui repousse les frontières de la technique de l’instrument. En tant qu’interprète, c’est une pièce très marquante : quand on commence à la travailler, on a le sentiment d’être face à un mur — c’est une pièce que l’on doit jouer en respiration continue pendant 19 minutes ! —, avant d’en découvrir progressivement l’expression et la narration.

Quelles esthétiques musicales appréciez-vous plus particulièrement ?
La musique spectrale m’a toujours été familière, même quand j’étais encore au lycée. En octobre dernier, nous avons joué les Espaces acoustiques de Gérard Grisey, ce fut l’un de mes concerts les plus forts de ma vie. D’autre part, je me plonge de plus en plus dans la musique de Pierre Boulez. Je n’ai pas encore eu l’occasion de la jouer, même depuis mon entrée à l’EIC, mais j’ai hâte de le faire, surtout quand j’entends l’émotion avec laquelle mes collègues en parlent.

Que représente l’EIC pour vous aujourd’hui  ?
L’Ensemble intercontemporain a toujours été un peu un fantasme pour moi. C’est une formation plus petite que les grands orchestres philharmoniques dans lesquels j’officiais jusqu’à présent, où l’on est constamment entouré d’une centaine de collègues, comme celui du Brussels Philharmonic où j’ai eu le plaisir d’être premier basson pendant 6 ans. Là, nous sommes une trentaine, c’est un ensemble à taille humaine, ce qui le rend très inspirant et attractif.
D’autre part, le concours d’entrée est d’une telle difficulté que le niveau individuel de ses membres est exceptionnel, ce qui rend leur fréquentation très enrichissante. J’ai envie d’apprendre de tous mes collègues, à commencer par Philippe Grauvogel (hauboïste) dont le vibrato est sublimissime. Pour moi, même les choses les plus simples, comme une façon de respirer, peuvent m’inspirer et me transcender.

Ensuite, l’Ensemble intercontemporain, c’est bien-sûr un ensemble prestigieux, mais c’est surtout un des rares endroits où l’interprète a une vraie carte à jouer sur l’histoire de son instrument, notamment via les collaborations personnelles qu’on peut entretenir avec les compositeurs.

Enfin, du point de vue de mon parcours propre, et de ma démarche d’apprentissage, je dois dire que la  simple perspective du concours représentait déjà en elle-même une expérience extraordinaire : de Bach à Berio, en passant par les déchiffrages de Boulez ou Carter, la densité du répertoire est un défi hallucinant. Cela représente une heure trente de musique — ce qui est très conséquent par rapport au concours d’entrée dans un orchestre symphonique — et c’est une heure trente de découverte constante.  Je n’ai jamais passé autant de temps avec mon instrument que pendant ces mois de préparation, à repousser inlassablement mes limites.

Quelques mots sur votre relation avec Paul Riveaux, votre nouveau collègue au poste de basson ?
Il est très inspirant. Son expérience est incomparable et le contact est très facile. Son parcours est singulier, passant du basson français au basson allemand. On peut passer des déjeuners entiers à ne parler que matériel et anches. C’est toujours le premier à m’aiguiller sur certaines techniques, mais il n’y a pas de hiérarchie entre nous : il me traite comme un égal. Chaque jour, j’ai le sentiment que j’ai toujours plus à apprendre : c’est une de nos grandes chances dans notre métier !

Qu’attendez-vous de cette nouvelle séquence dans votre vie de musicien au sein de l’Ensemble ?
Ma plus grande hâte, ce sont les collaborations, avec les compositeurs, mais aussi avec des artistes d’autres disciplines artistiques. Je trouve ce genre de projets très importants : nos musiques en deviennent plus accessibles et c’est une grande inspiration.

 

Photos (de haut en bas) : © Franck Ferville / © EIC