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Espaces sensibles. Entretien avec Clara Iannotta, compositrice.

Entretien Par Michèle Tosi, le 19/12/2023


L
e 10 janvier, à la Cité de la musique, Clara Iannotta retrouvera l’Ensemble intercontemporain à la faveur d’une nouvelle commande au titre des plus étranges, vacant lot (strange bird), qui sera créée au cours du concert célébrant l’anniversaire des 80 ans du compositeur hongrois Péter Eötvös. Entretien avec la compositrice italienne sur une œuvre une nouvelle fois inspirée par la poésie de l’écrivaine irlandaise Dorothy Molloy.     
   

Clara, votre nouvelle création, vacant lot (strange bird) garde un lien avec Echo from afar, le trio avec électronique créé en 2022 par l’EIC. Les deux titres proviennent en effet du même poème My heart lives in my chest de l’écrivaine irlandaise Dorothy Molloy (1942-2004). Quelle est le projet de cette nouvelle œuvre ?
vacant lot (strange Bird) est la cinquième partition du cycle inspiré par les mots de la poétesse. Elle succède à strange birdno longer navigating by the star, une pièce pour grand orchestre qui constitue le quatrième maillon de cette chaîne. Les cinq œuvres, toutes différentes, reposent sur la même idée : le sentiment très étrange d’être perdu dans son corps, de ne plus s’appartenir soi-même. Un même élément sonore s’y retrouve, qui évolue chaque fois dans des espaces différents 

L’idée d’espace vide (traduction française du titre), espace intérieur pour la poétesse, entraîne, je suppose, des incidences sur la conception de la forme et du temps dans votre écriture ?
Absolument : la forme est pensée comme un mouvement qui revient sur lui-même sans jamais atteindre de but, à l’image du vol de cet oiseau étrange mentionné dans le titre ; Echo from afar évoluait dans un flux continu. Dans vacant lot (strange bird) les moments se juxtaposent sans logique véritable et ce manque de connexion entre les événements y est recherché. Etre perdu amène une sensation d’anxiété et de nervosité que l’on pourra percevoir dans le son : ainsi ces chaînes attachées à la grosse caisse qui en altère la vibration ou ces effets de battements entre les sons.

Vous confiez aux instrumentistes de nombreux accessoires – pots de terre cuite, polystyrène, cymbale chinoise, tube wah-wah, appeaux, etc. qui n’étaient pas présents dans Echo from afar. Qu’avez-vous recherché en matière de sonorités ?
Echo from afar faisait appel à l’électronique. Ma nouvelle pièce est totalement acoustique ; sans même une amplification. Tous ces objets et modes de jeu font partie de mon langage, qui me permettent de jouer avec l’espace. Le son très granuleux, presque minéral, que je demande aux cordes renvoie à celui des pots de terre cuite qui s’entend juste avant ; c’est une même sonorité perçue à des distances différentes. Je ne pense pas que les effets de perspectives s’obtiennent en modifiant la dynamique ; je préfère imaginer un autre son qui garde les qualités du précédent tout en ayant perdu de l’intensité, comme s’il venait de plus loin. On retrouvera cette même famille de son avec le güiro ou les appeaux « jay ». Je procède avec les sons exactement comme j’ai pensé la globalité du cycle de mes cinq pièces, selon le principe de la matriochka, de l’emboitement des pièces l’une dans l’autre.


Vous connaissez bien l’ensemble et peut-être même chacun des solistes de l’EIC. Dans quelle mesure cette pièce leur est adressée ?
Je commence à bien les connaître en effet. J’ai vraiment pensé aux solistes de l’Ensemble et à leur capacité sans limite de produire du son, avec ou sans leur instrument ; je reconnais même avoir exagéré un peu avec les techniques de jeu étendues, comme celle des archets sur le tube wah-wah pour les cuivres ou sur la cymbale chinoise pour les bois ; en sachant aussi qu’il sera difficile de rejouer l’œuvre avec un autre ensemble vu le nombre de musiciens qu’elle implique !

Votre pièce sera créée le 10 janvier à la Cité de la musique, au cours du concert célébrant l’anniversaire des 80 ans de Péter Eötvös. Est-ce quelque chose auquel vous avez pensé durant la composition ?
Oui, forcément, d’autant qu’au départ, c’est lui qui devait diriger ma pièce. C’est d’abord un honneur d’être jouée à côté d’une des plus grandes personnalités du monde musical contemporain, que je n’ai jamais rencontré mais dont je connais bien la musique. Cet anniversaire n’est pas à la source de mon inspiration mais j’ai gardé à l’esprit, en composant cette cinquième pièce du cycle, l’idée de l’événement (l’anniversaire) qui revient chaque année alors que le corps change et vit chaque fois l’expérience de manière différente ; à l’image de ce son qui passe d’une œuvre à l’autre et s’en trouve toujours modifié. Je voulais que dans vacant lot (strange bird), on puisse faire l’expérience sonore des quatre autres pièces à travers les changements opérés. 

Photos (de haut en bas) : © Astrid Ackermann / © EIC