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Larmes des sons. Entretien avec Michaël Levinas, compositeur.

Entretien Par Pierre Rigaudière, le 21/09/2023

Historiquement lié au courant de la musique dite « spectrale », Michaël Levinas s’est très tôt positionné comme un musicien « qui écoute le timbre et le son », sensible au phénomène acoustique dans sa totalité, de la mise en vibration à l’extinction du son audible. Nul titre ne saurait mieux nous le rappeler que celui de sa nouvelle œuvre, Les voix ébranlées, qui sera créée le 25 septembre dans le cadre du festival Musica à Strasbourg.  


Votre écriture instrumentale comporte souvent une part de vocalité. Est-ce le cas ici ?
J’ai toujours considéré qu’il y avait une dimension vocale dans ce que j’appelle l’instrumental. Ça a été, historiquement, un point névralgique de mon écriture musicale car, si l’on me relie souvent à l’école spectrale, ma position sur la question du timbre et de l’instrument a été de partir du postulat que l’instrumental est en relation avec le corps et la voix, avec ou sans texte. Ça explique l’importance dans ma production des œuvres lyriques, mais aussi la manière dont j’entends l’instrument, ainsi que la manière dont je l’écris et dont je le joue.

Vous menez de front une double carrière de pianiste et de compositeur : la pratique quotidienne et intensive du piano interfère-t-elle avec le métier du compositeur.
L’écoute du son et la relation du son à l’écriture est sans doute liée à la manière dont je vis la musique et la relation avec le clavier. Je considère le piano comme un instrument de hauteur instable et donc pas vraiment tempéré, qui a pu m’inspirer une certaine manière de travailler sur les résonances. Dans Les voix ébranlées, il y a un travail polyphonique et harmonique fondé sur cette instabilité du son qui a effectivement été amorcé à partir du piano. Ce que j’appelle les « larmes des sons », c’est-à-dire la façon dont les sons du piano manifestent une intonation instable, notamment au moment de leur extinction, m’inspire une partie de la pièce. En effet, j’étends cette instabilité à des échelles de hauteurs que je fais s’altérer, et de là nait un langage harmonique issu de cette altération.



Si cette altération est liée aux « pleurs » du piano, suppose-t-elle, lorsqu’elle est extrapolée aux instruments de l’ensemble, une écriture en micro-intervalles ?
Oui, en effet. Même s’il y a ici un lien direct avec un concept que j’avais développé antérieurement, celui de la « désinence » du son, j’ai particulièrement travaillé ces éléments dans mon orchestration depuis quelques années, et la microtonalité fait partie des aspects que je voulais développer à l’occasion de la rencontre avec les musiciens de l’EIC. En outre, j’ai mené dans cette pièce un travail spécifique sur les relations entre polyphonie et mélodie d’une part (la mélodie arrive par la polyphonie), polyphonie et harmonie d’autre part.

Quelques mots sur le choix du titre de votre œuvre ?
La dimension de l’ébranlement et de la vibration est au cœur de mon travail musical depuis le départ. Un cheminement assez long m’a conduit, pour cette nouvelle pièce, à une sorte de révélation instrumentale qui, à la différence de plusieurs de mes compositions antérieures, n’implique pas la vibration par sympathie. Dans le cas présent, cette vibration s’inscrit à l’intérieur même de l’écriture instrumentale, et elle est même la raison d’être du déploiement de la pièce. C’est dans un travail particulier sur les cordes et sur les relations entre groupes instrumentaux que j’ai vraiment retrouvé ce moment émotionnel de l’ébranlement du son, qui probablement fait partie de mon génome musical.

Est-ce que, consciemment ou non, l’identité sonore et la virtuosité des solistes de l’EIC vous ont influencé lors de la composition de cette nouvelle œuvre ?
Je ne peux bien entendu pas faire abstraction du niveau supérieur auquel se hissent les musiciens de l’Ensemble intercontemporain, qui reflète d’ailleurs la remarquable évolution de l’école instrumentale française. L’enjeu de l’écriture instrumentale est particulièrement important dans cette pièce. Je pense d’ailleurs qu’il est important de soutenir une formation de ce type, et de la soutenir notamment par une écriture qui mette en valeur la virtuosité de ses instrumentistes.

Photos (de haut en bas) : © Franck Ferville ; autres photos © EIC