Afficher le menu

Théâtres de la mémoire. Entretien avec James Dillon, compositeur.

Entretien Par Pierre Rigaudière, le 10/07/2023

 

Le 14 septembre, à la Cité de la musique, l’Ensemble intercontemporain placé sous la direction de son nouveau directeur musical, Pierre Bleuse, créera Polyptych: Mnemosyne…du compositeur écossais James Dillon. Une vaste création en partie inspirée par la mythologie grecque, et plus particulièrement par la déesse de la mémoire, des mots et du langage :  Mnémosyne. L’œuvre sera en outre jouée, format In Between oblige,  sur un plateau tournant placé au centre de la salle, pour offrir au public une expérience plus immersive de l’univers musical du compositeur. 

James, le titre de votre nouvelle pièce fait à nouveau référence à la forme du polyptyque, qui semble être devenue aujourd’hui l’architecture dans laquelle vous vous sentez le plus à l’aise. Combien de panneaux composent cette création et comment communiquent-ils musicalement entre eux ?
Comme vous le soulignez, le titre fait clairement référence aux panneaux pliants des polyptyques du début de la Renaissance et ici, je travaille avec un très grand paysage sonore de plus de 75 minutes. L’œuvre est divisée en cinq grandes périodes, des « actes » qui s’emboîtent les uns dans les autres de différentes manières. Comme dans la plupart de mes œuvres en plusieurs mouvements, il se produit ce que je décrirais comme un croisement apériodique de matériaux entre ces « actes », une sorte de jeu avec l’imprévisibilité des références intégrées, où il y a toujours une tension entre « ce qui change » et « ce qui reste ». J’ai imaginé l’œuvre comme une sorte de voyage à travers les rituels du souvenir et de la mémoire.

Est-ce que « l’imprévisibilité des références intégrées », dont je suppose qu’elles sont des références internes, implique différentes couches de matériau, certaines étant plus directement identifiables que d’autres ?
La réponse courte est oui ! Et je fais également référence à cette étrange familiarité que la musique invoque souvent, et dans laquelle la mémoire joue un rôle crucial. Ce qui reste, c’est aussi cette trame dont on sent qu’elle est toujours présente. Il s’agit de proposer un aperçu d’un continuum temporel poreux, où le temps est subsumé par la mémoire.

Vous décrivez les cinq périodes de la pièce comme des « actes », terme qui suggère une dimension dramaturgique.
Oui, absolument ! Les liens avec la dramaturgie concernent autant une division du temps qu’un temps restitué. Le caractère chinois pour le temps signifie « un espace pour l’action » et c’est l’acte de per-formance (à travers la forme) qui définit le caractère de ce temps.

Le plan des cinq panneaux suggère à la fois une certaine forme de symétrie et un rythme formel. Ces deux aspects sont-ils les attributs du polyptique tel que vous le concevez ?
Si la disposition symétrique des périodes imite la conception des polyptyques de la Renaissance, elle a également un lien avec les « théâtres de la mémoire » de la Renaissance[1] comme le souligne Frances Yates dans The Art of Memory. Cela dit, l’intention et la signification peuvent souvent se confondre dans l’acte de faire, et ce n’est qu’après avoir arrangé les choses selon certaines distributions que la symétrie est apparue, sachant que pour moi elle doit répondre à des exigences plus contingentes, comme le maintien de la continuité et de la cohérence sans perdre la spontanéité.

Vous dites avoir « imaginé l’œuvre comme une sorte de voyage à travers les rituels du souvenir et de la mémoire » — ce à quoi fait directement référence la figure mythologique grecque de Mnémosyne. Quel rôle la mémoire, en tant qu’ensemble de traces de notre expérience, joue-t-elle dans ce nouveau polyptyque ?
J’ai commencé à travailler sur Mnemosyne il y a un peu plus d’un an, une période marquée à la fois par une perte personnelle et par quelque chose de peut-être plus abstrus. Nous étions en février 2022 et, à quelques jours d’intervalle, ma mère est décédée et Vladimir Poutine a mis son infernale machine de guerre en marche. Le sous-titre de l’œuvre est « Actes de mémoire, actes de deuil » et il reflète peut-être plus précisément ma pensée lorsque j’ai commencé à travailler. Le titre « Mnemosyne » s’est presque imposé à moi car il revenait sans cesse dans mes pensées, alors que je commençais à méditer sur cette chose que nous appelons la mémoire. Je me demande si et dans quelle mesure il existe une différence entre la conscience et la mémoire, en d’autres termes si la conscience peut être considérée comme une forme de mémoire et vice versa. Cependant, j’imagine essentiellement la mémoire comme un réseau infini d’associations, du « rêve » au « logique », du « nostalgique » à l’« utopique ».

 

Photos (de haut en bas) :  © EIC / © Anne-Elise Grosbois

 

[1] Cette notion, liée depuis l’Antiquité à la mnémonique, renvoie à la projection mentale de l’orateur dans une suite de théâtres, ou de salles de musée, permettant de visualiser et d’ordonner les étapes d’un discours.