Afficher le menu

Rebecca Saunders : la musique à fleur de peau.

Entretien Par Arnaud Merlin, le 12/06/2023

Le 23 juin, à la Maison de la radio et de la musique, l’Ensemble intercontemporain et l’Orchestre Philharmonique de Radio France, réunis sous la direction de Pascal Rophé, interpréteront, en création française, Wound de Rebecca Saunders.  La compositrice britannique installée à Berlin revient sur l’origine et les multiples développements d’une œuvre visant à « libérer ce qui est à l’intérieur du corps du son ».        

Rebecca, quel est le point de départ de votre récent Wound créé en septembre 2022 à Munich par l’Ensemble intercontemporain et l’Orchestre de la Suisse Romande ?
Tout est parti d’une interprétation fabuleuse de ma pièce Scar, au cours d’un concert donné par l’Ensemble intercontemporain en novembre 2019 à Paris. Le concert était quasi extatique ! Déjà en amont, les répétitions avaient été intenses. Cela m’a convaincue de prendre Scar comme point de départ. Comme j’avais vu ces solistes expérimenter sur mes sons, j’ai conservé la même instrumentation. Je connais certains d’entre eux, mais pas de manière intime : c’est leur approche instrumentale, leur virtuosité, leur style de jeu, qui me servent de référence et me permettent d’imaginer ce qu’ils pourront réaliser. J’ai cherché, en composant, à étendre, ou à condenser le potentiel sonore et émotionnel de Scar dans une dimension nouvelle.

De quelle manière Scar trouve-t-il son chemin vers Wound ? Comment les deux pièces se font-elles écho ?
D’abord, l’instrumentation choisie pour l’ensemble de Wound est similaire, même si pas exactement identique, à celle de Scar. Surtout, j’ai repris la palette sonore, ou timbrale, de Scar, qui m’a servi de fondation à toute la partition de Wound : elle y est étendue, étirée, et l’exploration de son potentiel y est explorée de manière bien plus approfondie grâce à l’orchestre. Les sons qu’on entend dans Scar, de même que les techniques employées et la notation, vivent encore dans Wound. L’une de mes préoccupations a été de voir jusqu’où je pouvais pousser ces sons, et de quelle manière je pouvais totalement les métamorphoser. J’aspirais également à trouver pour ces sons des solutions formelles radicalement différentes. C’est-à-dire que, en explorant et révélant de manière exhaustive cette palette acoustique, timbrale ou sonore pour chaque instrument individuellement et pour l’ensemble dans son entier, j’ai pu mettre au jour de nouvelles solutions formelles qui pouvaient être développées à partir de ce matériau. À partir des mêmes sons, Wound développe donc une structure formelle différente et bien plus complexe que Scar, tout en étendant ces sons pour ménager un jeu constant entre le jeu soliste de l’ensemble et l’orchestre, et ainsi générer un niveau supplémentaire de dialectique et de contrastes. Wound est donc devenu une pièce bien plus complexe que Scar aurait jamais pu l’être.

Création de Wound au Prinzregententheater de Munich le 29 septembre 2022

Composer, pour vous, serait-ce de l’ordre de la révélation d’un potentiel sonore ?
Oui, aujourd’hui, je cherche à « éplucher la surface », à libérer ce qui est à l’intérieur du corps du son, le potentiel sonore et émotionnel qui serait caché, en attente d’être exploré. En 2016, j’ai composé une pièce intitulée Skin : c’est un mot fantastique, qui signifie « peau », mais aussi le verbe « peler ». Je crois que c’est une image intéressante du processus de composition. Et la pièce Scar (cicatrice, en français) parle précisément de la mémoire de la peau…

Qu’en est-il de la relation (de cause à effet) entre les deux titres — la blessure (Wound) venant généralement avant la cicatrice (Scar) — : s’exprime-t-elle aussi dans la pièce ?
C’est une question très intéressante, puisque Scar est en vérité le deuxième volet d’un triptyque, ouvert en 2016 avec Skin et refermé voilà quelques semaines avec Skull. Ce triptyque est né d’une fascination profonde que je nourris pour l’exploration de la qualité physique et charnelle du son, ainsi que pour l’impact physique et charnel que la musique peut exercer sur l’auditeur.
La cicatrice (Scar) s’inscrit sur la surface de la peau, comme le souvenir du trauma de la blessure (Wound) — tandis que la blessure est fraiche et saigne encore. Il y a donc certainement une relation entre les deux titres, mais les discours des deux pièces sont très différents. Je crois que Wound plonge bien plus profondément dans le traumatisme lui-même.

Comment avez-vous articulé l’ensemble et l’orchestre ? Et comment avez-vous travaillé les partitions des deux entités : simultanément, ou l’ensemble d’un côté et l’orchestre de l’autre ?
Je crois que les deux partitions se sont développées en très étroite relation l’une avec l’autre et leurs compositions ont été simultanées. Mais la question est complexe, car la composition est un processus multicouche. Par exemple, les préparations des sets de percussions de l’orchestre et de l’ensemble se sont faites de manière simultanée. La structure harmonique verticale (les accords), qui apparait dans la partition tour à tour démultipliée ou assez simple, a été pensée en amont et, elle aussi, dans sa globalité.
À certains égards, les deux discours fonctionnent donc de manière concomitante. Cependant, l’impulsion donnée par l’Ensemble a souvent été motrice, celle donnée par l’orchestre étant alors secondaire — mais pas toujours. La palette sonore utilisée par l’Ensemble est évidemment bien plus virtuose et complexe que celle de l’orchestre.

Vous parlez de virtuosité pour la palette sonore de l’Ensemble : qualifieriez-vous la pièce de « concerto » pour ensemble et orchestre ou le terme est-il ici dénué de pertinence ?
C’est difficile à dire — surtout que le sens du terme « concerto » a largement évolué. Mais je crois que, notamment en termes d’articulation entre les deux entités ou en termes de virtuosité, Wound peut effectivement être considérée comme un concerto. D’abord, tout simplement parce que j’adore écrire les parties d’orchestre en tant que solistes ! Cette fois, j’ai pu rechercher une autre forme de juxtaposition et de dialectique : ce n’est plus simplement la relation d’un soliste à l’ensemble. Par exemple, il y a des moments où les cordes au sein de l’Ensemble et celles de l’orchestre travaillent ensemble, et soudain, celles de l’orchestre se taisent, laissant seules les cordes solistes. « Peler » ainsi les différentes couches sonores — ce qui est impossible dans le cadre de l’écriture d’ensemble — est très enthousiasmant pour moi, de même que de travailler avec l’idée d’une « entité solo ».

Pour la création française de la pièce à Paris, vous figurez au même programme qu’Edgard Varèse, dont on entendra Arcana. Quelle relation entretenez-vous avec cette musique ?
Cette combinaison est magnifique, c’est passionnant ! Je trouve les œuvres orchestrales de Varèse extraordinaires, et cette pièce, Arcana, m’a beaucoup fascinée quand j’étais plus jeune. Si l’on cherche un parallèle avec mon univers, il se trouve certainement dans l’exploration d’un paysage urbain. Particulièrement dans l’utilisation des cuivres, et, surtout, des percussions.

Vous avez grandi à Brixton, en Angleterre, et vous vivez aujourd’hui à Berlin, cela explique-t-il l’aspect urbain de votre musique ?
Ce n’est pas aussi évident que dans Arcana ! Mais j’aime l’extase de la grande ville, le bruit, la vie et l’énergie. J’aime travailler, assise, tout en sentant le monde autour de moi. Je n’aime pas le soi-disant silence de la campagne, ce n’est pas du silence, la campagne est vraiment bruyante !

Vous appréciez particulièrement la littérature de Samuel Beckett, qui affirme une relation particulière au silence et à la parole.
J’ai découvert l’œuvre de Beckett en 1995 ou 1996, et cela m’a profondément marquée. Il faut faire attention lorsque l’on parle du silence, le mot peut être mal compris. Il n’y a pas de musique sans silence :  la pièce doit commencer dans le silence, et elle se termine avec le silence – sans le silence, nous n’avons aucun point de référence sonore. Lire ou écouter Beckett engendre des niveaux de tension, des moments de surprise, qui sont très utiles quand on crée une structure formelle. La pièce que j’écris en ce moment ne possède pas beaucoup de silence : c’est plutôt dense et urbain !

Vous êtes venue à plusieurs reprises à Manifeste – on se souvient notamment de votre dernière création à l’occasion du festival 2020, The Mouth, pour soprano et électronique.
J’ai beaucoup travaillé à l’Ircam pour The Mouth, je faisais des allers et retours entre Paris et Berlin, c’était un cadre propice au travail. J’ai enseigné aussi à Manifeste, avec des solistes de l’Ensemble intercontemporain, pour un groupe de jeunes compositeurs de bon niveau, c’était très plaisant. J’apprécie l’ambiance du festival, c’est vivant, le public est nombreux, c’est un environnement très réceptif pour la musique contemporaine.

Skin de Rebecca Saunders

Propos recueillis par Arnaud Merlin le 04.04.2022,
mis à jour par Jérémie Szpirglas le 07.06.2023   

Photos (de haut en bas) : © Astrid Ackermann / DR / © Astrid Ackermann
Photo page sommaire  © Camille Blake