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Dix années ensemble. Entretien avec Matthias Pintscher.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 21/06/2023


C
ette saison 2022-23 se referme et, avec elle, les dix ans de direction musicale de Matthias Pintscher à l’Ensemble intercontemporain. Dix années riches et aventureuses sur lesquelles nous revenons avec le principal intéressé. Entretien bilan, et en longueur, d’un mandat haut en couleurs !

Matthias, le 9 juin, à la Cité de la musique, vous avez dirigé votre dernier concert en tant que directeur musical de l’Ensemble : quels ont été vos sentiments ?
Je ne ressens pas de nostalgie. Ce fut un événement émouvant, certes, mais lequel, je crois, arrivait au moment idéal : nous nous quittons au sommet de notre relation artistique ! L’Ensemble est dans la meilleure forme possible et nous nous entendons comme au premier jour. Dans les saisons qui viennent, nous nous retrouverons certainement pour de nouvelles productions. Avant cela, toutefois, il me faut laisser le temps à l’Ensemble de tourner la page, et à Pierre Bleuse, qui reprend le flambeau, de partager sa vision.
Les musiciens s’aventureront de leurs côtés vers de nouveaux territoires. Moi de même — je viens notamment d’être nommé à la tête d’un grand orchestre américain. À l’issue de ces dix années bien chargées, le changement est bienvenu. Dès ma prise de fonction à l’EIC, j’ai dit que dix ans serait la durée idéale pour mettre en place la vision artistique et développer la  programmation.  
Ce dernier concert à la tête de l’Ensemble, a aussi été pour moi l’occasion de remercier chaleureusement ce fabuleux public parisien. Il a invariablement fait preuve d’une ouverture d’esprit et d’une qualité d’écoute sans égale. Il nous a suivis avec une vraie fidélité y compris sur des productions particulièrement complexes et exigeantes.   

Revenons donc en 2012, lorsque vous avez été nommé.
Jusque-là, je n’avais dirigé l’Ensemble qu’à de rares occasions. Au printemps 2012, j’étais invité pour un concert, et je me souviens encore des premières répétitions : j’étais au pupitre et tout le monde se regardait. Deux jours plus tard, Hervé Boutry m’a convié pour un déjeuner avec Pierre Boulez, et c’est là qu’ils m’ont formellement fait la proposition de prendre la direction musicale de l’Ensemble. Pendant le reste de la semaine, les répétitions se sont enchaînées de manière très spontanée, et c’est parti sur les chapeaux de roue !

                        Premier concert de Matthias Pintscher en tant que directeur musical,  septembre 2013, Cité de la musique

En tant qu’étranger animé d’un authentique amour pour la culture française (et pas uniquement pour la musique), je dois avouer avoir été très touché de la confiance que tous les musiciens étaient prêts à placer en moi. J’ai voulu montrer la plus grande variété possible du meilleur de ce qui se produit, où que ce soit, et pas simplement en Europe ou en France, même si je suis persuadé qu’il se trouvera toujours quelqu’un pour dire qu’on n’a pas suffisamment joué telle compositrice ou tel compositeur. Je pense d’ailleurs que c’est aussi la raison pour laquelle il faut tourner la page : afin de donner une autre vision, de faire entendre d’autres voix. Je suis certain que la vision de Pierre Bleuse sera très appréciée. Et je crois qu’il est bon aujourd’hui qu’un directeur musical français prenne la place, pour prendre soin de la scène musicale hexagonale.


Je sens comme quelques regrets dans votre voix : il faut bien faire des choix pourtant, c’est le travail du directeur musical…
Un seul regret peut-être — mais le terme est trop fort — celui de n’avoir pas eu les moyens d’en faire davantage. Il faut bien se rendre compte que nous ne sommes pas un orchestre symphonique, qui donne un concert par semaine et pour lequel les questions qui se posent sont : quelles symphonies jouer, avec quel concerto et quel soliste ? Avec l’Ensemble intercontemporain, chaque projet doit être créé, de toute pièce.
Rien ne s’est fait de manière verticale, avec une programmation qui serait « Le choix exclusif du directeur musical ». Tout au contraire. Ces dix années ont certes été inspirées et sous-tendues par la vision globale que j’avais de l’Ensemble et de notre parcours commun, mais chaque projet est né de choix faits avec les musiciens, en dialogue avec notre administration, étendu à nos partenaires les plus proches, à commencer bien sûr par la Philharmonie de Paris, en considération du contexte dans lequel il devait être présenté… Et lorsque nous étions en tournée à l’étranger, chaque institution, chaque festival, qui nous invitait avait ses propres attentes de ce qu’il attendait de nous.

Le voyage d’hiver, spectacle présenté au cours d’un week-end Turbulences en février 2014 à la Cité de la musique 

Au début de votre mandat, vous avez expérimenté quantité de formats, comme les week-ends Turbulences, qui ont rencontré un réel succès, mais ont été peu à peu abandonnés.
Toutes ces expériences — à commencer par les week-ends Turbulences — ont été fabuleuses. Mais ces « Turbulences » se sont avérées assez onéreuses, et difficiles à produire d’un point de vue logistique. Nous avons ensuite inventé d’autres formats, comme les « In Between » (photo ci-dessous). Ce n’était pas à moi de décider lesquels de ces projets seraient les plus appréciés. En ce qui me concerne, j’ai aimé chacun d’entre eux, parce que nous les avons tous créés ensemble. Certains ont eu du succès, d’autres moins, mais tous ont représenté une expérience fantastique. Cela fait partie du jeu de la création : le principe est d’investir. L’Ensemble intercontemporain est un laboratoire à bien des égards. Bien sûr, on espère tous que chaque nouvelle production aura du succès, et rencontrera un large public, mais ce n’est jamais garanti.

Y a-t-il une production dont vous êtes particulierement fier ?
Je ne veux pas mettre un projet en avant plus qu’un autre. Ce dont je suis fier, ce sont tous ces moments très forts de création avec les compositeurs, idéalement en compagnie d’un artiste visuel, metteur en scène, plasticien ou vidéaste — dans un dialogue interactif et interdisciplinaire. Quand l’air ambiant est surchargé d’inspiration et de poésie. En ce sens, je dois avouer que tous les projets, même ceux qui présentaient les plus grands défis, ont été gratifiants. Même avec les impérities inhérentes à ce genre de projets, les musiciens ont toujours été investis à 100%. Leur attitude, leur professionnalisme, et leur passion, sont sans égal. J’ai ressenti chez eux une confiance immense et nous avons pu avancer sur ce chemin que nous avons imaginé ensemble, en restant inspirés. Pendant dix ans. Avec un engagement constant.

In between, avril 2019, Cité de la musique

Revenons à vos débuts avec l’Ensemble : imaginiez-vous tout ce chemin parcouru ? Avez-vous eu des surprises ?
La pandémie a bien sûr été une surprise pour tout le monde, et je me souviens de mes folles tribulations pour venir à Paris, guettant le moindre trou de souris entre les calendriers de confinements afin de pouvoir diriger l’Ensemble. Et puis les quelques concerts qu’on a pu donner ça et là, pour des audiences nécessairement réduites. Cela a bien sûr été un défi, comme pour tout le monde. Ce qui m’a étonné, c’est tout le bien qui en est sorti — s’agissant de la manière de produire, enregistrer et diffuser la musique. Nous avons, par exemple, beaucoup appris sur la vidéo et le streaming, et nous avons repenser et enrichi nos moyens.
Pour revenir à votre question, lorsque je suis arrivé en 2012, nous avons esquissé ensemble les deux ou trois premières saisons seulement. Nous embarquions dans une aventure avec l’objectif de bâtir tout un monde. Dans ce genre de voyage, on n’achète pas ticket retour. On va d’un point A vers un point B, puis quelqu’un à B vous conseille d’aller voir C. On vole vers C, mais, déçus, on revient vers B, et on part alors pour D. Ainsi évolue-t-on dans un territoire artistique d’une grande diversité et en constante évolution. De fil en aiguille, en cours de route, on s’investit auprès de compositeurs avec lesquels on bâtit de solides partenariats — citons Olga Neuwirth (photo ci-dessous), Mark Andre, Aureliano Cattaneo, Marko Nikodijevic, Nina Senk, Joan Magrane Figueira, et tant d’autres.

La compositrice Olga Neuwirth et Matthias Pintscher, répétition de The Outcast, septembre 2022, Philharmonie de Paris

De par son ADN, l’Ensemble n’a jamais été un « bazar » de la création. Il y a toujours eu une forme de continuité — nous défendons notamment avec ardeur nos grands classiques (voyez György Ligeti, que nous célébrons cette année dans le cadre du centenaire de sa naissance). On ne peut donc pas réellement parler de surprise. J’aime faire confiance aux gens avec lesquels je travaille. Quand nous passons commande à des compositeurs et des compositrices, nous savons ce qu’ils ont fait, nous les connaissons un peu, sinon beaucoup, mais ce qu’ils composeront pour nous reste un mystère complet. On ne peut qu’essayer de deviner. Ce qui rend d’autant plus merveilleux ce moment magique où tout prend forme, où tout prend sens.
Lorsque nous avons lancé le projet « Genesis » (photo ci-dessous), nous avons identifié sept compositeurs et compositrices, aux antipodes les un.e.s des autres du point de vue esthétique, et nous leur avons attribué à chacun.e un jour de la Création biblique. Une vraie gageure qui a pourtant donné naissance à un magnifique cycle de 75 minutes ! Parfois, on aimerait pouvoir contrôler un peu plus le cours des choses, mais, dans le domaine artistique, c’est un privilège de pouvoir au contraire lâcher la bride : c’est là que ça devient intéressant. Et nous avons, avec l’Ensemble, pu et su prendre ce risque.

Matthias Pintscher et la compositrice Anna Thorvaldsdottir, projet Genesis, février 2017, Cité de la musique

Comment l’Ensemble a-t-il évolué au cours des dix années de votre mandat, et au fil des nouveaux et nouvelles venu.e.s ?
Je trouve remarquable l’objectivité des solistes lorsqu’il s’agit de choisir les musiciens qui les rejoindront ou, au contraire, ce qui se passe lorsqu’ils ne sélectionnent personne — ce qui est évidemment toujours frustrant. Jusqu’à la finale, toutes les épreuves se déroulent derrière un paravent. Nous ne retenons que ceux et celles qui répondent aux exigences de l’Ensemble, aux niveaux humain, musical, et technique. Et il n’est jamais arrivé qu’un.e musicien.ne ne soit pas à la hauteur. On peut en être très fier.  
La dernière fois que nous avons joué Répons de Pierre Boulez (photo ci-dessous à New-York), une œuvre qui fait partie de l’ADN de l’Ensemble, cinq des musicien.ne.s, ( supplémentaires ou nouvelles recrues) ne l’avaient jamais joué. Pourtant, ils/elles se sont immédiatement moulé.e.s dans notre style musical. Comme s’ils et elles étaient gravitationnellement « attiré.e.s » par le son de l’Ensemble. Cela tient presque du miracle. Je ne connais qu’une poignée d’orchestres dotés d’une telle identité sonore pérenne, qui se transmet de génération en génération — citons le Concertgebouw d’Amsterdam, le Philharmonique de Vienne, le Gewandhaus de Leipzig … : les jeunes qui y entrent, même issus d’une autre culture musicale, participent immédiatement de cette tradition sonore. Selon moi, la tradition ne doit pas effrayer, car cela n’est pas un frein à l’innovation : c’est au contraire la fondation sur laquelle peut jaillir l’innovation. C’est le cas de l’EIC.

Répons de Pierre Boulez, Park Avenue Armory de New York, septembre 2017

Ces dix années de compagnonnage avec l’Ensemble ont-elles changé votre manière de composer ?
Je pense que j’aurais tort de répondre par la négative. Et pourtant, mon premier réflexe aurait été de dire non ! Mais comment pourrais-je l’affirmer avec certitude ? J’ai l’Ensemble dans l’oreille, quasi au quotidien, depuis dix ans. Il serait surprenant que cela n’ait pas, d’une manière ou d’une autre, nourri la manière dont je conçois le son. Et pas seulement quand je compose pour orchestre ou ensemble, mais simplement pour un instrument en particulier. Le son des solistes a nourri mon métier de compositeur. Et toutes ces œuvres que nous avons créées ensemble me permettent d’identifier plus vite là où sont les difficultés, mais aussi les techniques et astuces que l’on peut développer pour les surmonter, en comprenant les tensions musicales et instrumentales à l’œuvre. Je pense que cela a influencé ma manière de composer, mais aussi de noter la musique, le plus précisément possible pour que le musicien aille le plus vite et le plus efficacement possible à l’essentiel.
Ma réponse initiale, « non », devient donc nécessairement un « oui ». Et ces dix années m’ont changé plus encore en tant que chef d’orchestre.

Que retenez-vous de ces dix dernières années en tant que chef, justement ?
L’importance du soin porté au détail, et la manière dont le détail impacte l’identité globale d’une pièce ou d’une interprétation. C’est d’ailleurs là peut-être un enseignement que je tiens de la culture française au sens large (littérature, peinture, architecture…) : si on zoome sur les détails d’une œuvre d’art ou d’architecture française, on comprend mieux l’aura du tout. En analysant les prérequis stylistiques de certains détails d’une œuvre d’art, on obtient une vision de la manière dont l’œuvre a été imaginée et bâtie. Voilà donc au moins une chose que j’ai comprise et apprise au travers de mon travail avec l’Ensemble : créer une interprétation via les détails.
Dans un tout autre registre, je retiens de ces dix années cette confiance mutuelle qui nous lie. Si parfois, par manque de temps ou, en tournée, lorsque l’on devait monter plusieurs projets simultanément, certains aspects d’une œuvre ou d’un spectacle ne pouvaient pas être approfondis en répétition, nous n’en étions pas nerveux ou inquiets pour autant. Nous étions tous conscients que nous pourrions malgré tout arriver à un niveau digne de l’Ensemble. Je n’ai jamais eu aucun doute quant à l’investissement total des musiciens, et leur enthousiasme, pour parvenir à une grande performance. Cette confiance, que je chéris plus que tout, a, elle aussi, informé ma personnalité musicale.


Cité de la musique, mars 2022

Mais tous ces processus sont parfois inconscients. C’est comme pour tout le reste du métier de musicien : on avance par essais et erreurs, et on anticipe mieux les difficultés. Voilà maintenant 25 ans que je dirige et, sans fausse modestie aucune, cela ne fait que deux ou trois ans que j’ai le sentiment de vraiment bien m’y prendre. Le processus d’apprentissage est si long. Et c’est tant mieux ! Mais plus j’avance, plus je découvre combien c’est difficile. On pourrait croire qu’avec davantage de bagage et de technique, tout serait plus simple. Dans les faits, l’expérience acquise ne donne qu’une envie : aspirer à davantage de raffinement — ce qui exige des efforts plus grands encore.

Comment voyez-vous votre future relation avec l’Ensemble intercontemporain ?
Je n’y ai pas encore songé. Comme je le disais en introduction de cet entretien, je pense qu’il est important pour tout le monde de tourner la page et, pour l’Ensemble, de prendre le temps de réinventer sa vision artistique avec Pierre Bleuse. Nous verrons ce qui se passera ensuite — sans doute pas la saison prochaine mais, pour les suivantes, je ne doute pas que le désir de se revoir et de travailler ensemble reviendra.

 

 

 

Photos (de haut en bas) : © Amandine Lauriol / 2-3-4-6-7 © EIC / 5-8 © Quentin Chevrier