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Les îles vagabondes d’Olga Neuwirth.

Entretien Par Stefan Drees, le 10/12/2022

Créé il y a déjà sept ans, Le Encantadas o le avventure nel mare delle meraviglie (Le Encantadas ou les aventures en mer des merveilles) d’Olga Neuwirth est l’unique œuvre, mais quelle œuvre, au programme du concert du 13 décembre à la Cité de la musique. La compositrice autrichienne nous embarque pour une grande odyssée imaginaire de Venise aux Encantadas, îles enchantées des Galápagos. Réalisé peu avant la création de l’œuvre en 2015 ce grand entretien en retrace la genèse et en expose les multiples ramifications littéraires et musicales.   

Dans Le Encantadas, on est frappé par plusieurs éléments. Le titre, d’abord, qui se réfère à une œuvre de Herman Melville traitant en 1854 de l’archipel des Galapagos, un ensemble d’îles jadis baptisé Las Encantadas par les Espagnols. La conception spatiale et le rapport à la ville de Venise, ensuite, qui tissent un lien avec le Prometeo de Luigi Nono. À partir de ces deux observations surgit enfin l’idée d’une disposition de différentes sections sous forme d’îles et celle d’un voyage d’île en île, qui joue un rôle important chez Nono et Melville, mais aussi dans nombre de vos partitions anciennes.
En effet, ma confrontation avec Melville est continue et déterminante, même si elle a débouché sur une double déception. Il y a mon projet inachevé de film sur Melville, Songs of the Unleashed Ocean : j’en ai certes terminé le script et ai visité tous les lieux aux États-Unis où Melville a séjourné, mais le film n’a pas pu être réalisé pour des raisons financières, même si les deux acteurs principaux, anglo-américains, et tout à fait merveilleux, avaient donné leur accord. Et puis, il y a mon hommage à Melville, The Outcast, A Musicstallation – Theater with Video, dont la création a eu lieu en 2012 mais s’est révélée insatisfaisante pour toutes sortes de raisons, et qui attend donc une véritable première.
J’ai toujours été séduite par les allusions maritimes au sein d’espaces sacrés, comme les ressemblances entre chaire et navire dans la Seamen’s Bethel à New Bedford ou comme certaines particularités locales des églises vénitiennes, notamment le chœur surélevé qu’on appelle barco ou ces plafonds en bois, destinés à améliorer l’acoustique, et qu’on dit a carena di mare (en forme de carène). Tout cela est né d’un amour de longue date pour l’architecture et les villes situées près de la mer et pour l’incompréhensibilité de cette mer en tant que telle. Le thème « architecture et mer à Venise » m’a beaucoup hantée, tout comme le fait que Jacopo Sansovino et Andrea Palladio aient eu beaucoup d’amis musiciens avec lesquels ils discutaient de questions d’acoustique, ou encore que Leon Battista Alberti et Palladio se soient souvenus d’un conseil de Vitruve en intégrant dans leurs édifices religieux des corniches ou des plinthes, afin de rendre l’acoustique plus claire lors des exécutions chorales. Mais je suis tout de même revenue à Melville, en raison de cette tolérance vis-à-vis de l’Autre et des autres aires culturelles à laquelle il nous invite de manière répétée.
Un autre aspect central pour Le Encantadas o le avventure nel mare delle meraviglie, c’est mon expérience, désormais ancienne, de Venise. J’y ai souvent séjourné, enfant, puis adolescente ; j’ai plusieurs fois fait le voyage pour assister à la Festa dell’Unità sur le Campo del Ghetto Nuovo.
À cela se sont ajoutées l’étude de la musique de Luigi Nono et les expériences que j’ai rassemblées au cours des quatre années où j’ai vécu à Venise, dans un appartement juste derrière le ghetto. À l’âge de seize ans, j’ai aussi eu le bonheur d’assister à une exécution du Prometeo de Nono à l’église San Lorenzo (photo ci-dessous).

Église San Lorenzo, Venise 

À ce matériau personnel et diversifié s’ajoute l’idée de nomadisme, que je décrirais musicalement comme un voyage, une traversée de paysages sonores : on défile devant des images ou des mondes différents, aux timbres gorgés de significations ou de souvenirs. Les « îles solitaires » représentent quelque chose qui n’est pas fixé géographiquement et relèvent d’espaces imaginaires et mythologiques. Ces « essais de dispositifs spatiaux » remontent aux années 1992-93, au début de mon travail sur Bählamms Fest, et à l’utilisation du son et de la vidéo en surround dans The Long Rain (1999) et immédiatement après dans Lost Highway (2002-2003) et …ce qui arrive… (2004), à l’utopos visuel et musical. On pourrait relier cela à Melville dans The Encantadas :

For those same Islands seeming now and than,

Are not firme land, nor any certein wonne,
But stragling plots, which to and fro do ronne

In the wide waters; therefore are they hight

The Wandering Islands

Ces îles qui parfois se montrent au regard
Ne sont point ferme sol ou substance certaine,

Mais terres égarées parmi les eaux nombreuses

Et çà et là courant : les îles Vagabondes.

(Herman Melville Les Encantadas ou Îles enchantées, traduction Michel Leiris, Coll. Folio, Gallimard)

L’idée des îles sonores est au fond déjà présente chez Melville : dans The Encantadas, il cerne l’archipel au moyen de dix esquisses littéraires dans lesquelles il combine description de la nature, compte-rendu de voyage, réflexion philosophique et récit d’événements historiques.
C’est précisément cette hétérogénéité qui est fascinante chez Melville, et c’est elle qui lui a valu tant d’hostilité de son vivant. Il s’est soustrait, dans son écriture, à l’obligation d’illustrer un genre unique. On ne pouvait plus l’enfermer dans une catégorie, et cela a irrité au point que certains collègues et critiques lui ont dénié tout talent. Cela vaut aussi pour le livre
The Encantadas : outre certains récits d’événements historiques, où l’on peut reconnaître les éléments d’un manifeste de politique sociale, on trouve des développements sur la configuration de ces « îles enchantées », mais qui traitent simultanément de leur hostilité envers les hommes et de leur beauté. Melville en décrit ainsi la nature proliférante, ce vert insaisissable de la jungle, tout en insistant sur son monde volcanique, impossible à habiter, un monde sec et hostile.
La texture de ce livre correspond à l’idée que je me fais depuis toujours de la composition : travailler avec un matériau hétérogène et choisir des durées différentes pour chacun des processus sonores, de sorte que ma réflexion a concentré tous ses efforts sur des formes à chaque fois nouvelles. Il y a dans mes Encantadas cinq îles, avec deux interludes, ainsi qu’un prologue et un épilogue. Mais pour ce qui est de la forme que revêt ma musique, c’est surtout l’idée de la traversée incertaine d’un archipel qui est importante : vivre la perception de quelque chose qui pourrait faire partie d’un ensemble, mais qui apparaît dans le même temps comme autonome.
Le regard – ici, l’oreille – glisse vers un lointain indéterminé, sur la mer. Les îles qui constituent l’archipel se dessinent, dont les contours sont tout juste affirmés, presque à portée de main. Peu après, elles ne sont déjà plus que des silhouettes nébuleuses qui, dès que le bateau avance et laisse derrière lui un sillage d’écume blanche, deviennent de plus en plus diffuses. Au delà de cela, la formule « traverser la mer » est, bien sûr, devenue en Europe une métaphore terrible pour les migrants…

Jusqu’à quel point le Prometeo de Nono est-il un point de repère dans cette structure en archipel ?
En tant que compositrice, je ne peux que passer à travers l’histoire, pour m’en détacher ensuite et me rejoindre moi-même. Il s’agit donc de se laisser inspirer, puis de développer ses propres inspirations. Le Prometeo  de Nono (photo ci-dessous) fait partie de ce type de stimulations que j’ai tenté de reprendre et de développer. J’accomplis un pas distinct de celui de Nono, dès lors que je n’implante pas l’œuvre à l’intérieur d’une église réellement existante, mais que je recours à une église San Lorenzo reproduite, simulée, « fausse ».
Il est d’ailleurs étonnant que personne n’ait songé à réaliser cela avant moi ! Quand j’ai développé ce projet il y a des années, et après mon projet inabouti de 2007 avec l’architecte Gregg Lynn – basé sur les potentialités de sa conception de time-based animation techniques –, le point de départ pour Le Encantadas a encore été l’espace et l’acoustique, car j’ai toujours eu à lutter contre des problèmes d’acoustique dans les lieux de concert. Comment peut-on rendre audible l’espace ? Pourquoi est-ce que je ne capture pas l’acoustique d’une église pour l’implanter ensuite dans un autre espace et l’y transformer ? Je veux donc « construire » ma propre acoustique en vue des processus musicaux qui s’y déploient à chaque fois. Une « architecture liquide », en fonction des manières d’utiliser l’architecture et l’acoustique. Un jour, en 2009, pendant une de mes nombreuses promenades après avoir composé, j’ai vu l’église ouverte et j’ai pu entrer. Ça a été comme le déclencheur du projet. Cette église singulière, très haute, dont l’autel est situé au centre de l’espace, est malheureusement à l’abandon et fermée ; mais sa beauté (acoustique) m’a presque lancé un défi. En somme, une sorte de conservation du patrimoine acoustique..
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Comment avez-vous procédé alors ?
J’ai d’abord dû convaincre. Cela a pris des années. Quand j’ai finalement réussi à convaincre Armin Köhler, dans une zone de transit de l’aéroport de Berlin – sans lui, le projet n’existerait pas –, je me suis rapprochée de Markus Noisternig, avec qui je travaille depuis Bählamms Fest sur la diffusion en surround et qui fait des recherches à l’Ircam. Je lui ai demandé s’il pouvait imaginer entreprendre avec moi un voyage exploratoire pour « capturer » l’acoustique de San Lorenzo et pour la reconstruire après dans n’importe quelle autre salle de concert. Nous avons utilisé pour ce faire un système impulse-response. Pour le décrire simplement : on envoie un signal dans l’espace (à partir de points), on mesure pendant un certain laps de temps, simultanément, la réponse du système et on l’enregistre.

Comment travaillez-vous avec ces éléments ?
Je voulais avant tout faire apparaître l’espace et la forme de manière plastique et flexible, et au moyen d’unités ou d’éléments variables. Il convient d’abord de neutraliser autant que possible l’acoustique propre de la salle de concert pour y insérer ensuite celle de l’église simulée. J’essaie ensuite d’utiliser musicalement cette « acoustique capturée » comme un moyen formel. Ainsi, quand la musique l’exige, je fais raccourcir l’écho de San Lorenzo, ce qui donne l’impression d’un espace rétréci – un decay time  de moins de deux secondes, par exemple, produit un space acoustique clair, adapté aux passages rapides. J’ai donc la possibilité de supprimer presque entièrement cette acoustique dans certains passages déterminés, de rendre l’espace petit et étroit, et de le gonfler ensuite à nouveau. On peut cependant isoler certains éléments de l’acoustique de l’église : certains événements musicaux de la zone située à l’avant dans le lieu d’exécution peuvent être déplacés dans la « zone arrière » de l’espace de San Lorenzo – puisque l’église est divisée en deux parties qui sonnent différemment –, pendant qu’un autre événement résonne au même moment dans la « première zone », celle près de l’entrée, plus vaste.

Église San Lorenzo, Venise 

À certains endroits, on entend seulement l’espace acoustique de l’église. Et parfois, je réduis l’effectif à quelques instruments, pour rendre perceptibles des points précis de l’église ou pour diriger l’attention sur la résonance artificielle, autrement dit pas celle de San Lorenzo.
J’ai toujours composé des acoustiques simultanées, créant de la sorte un jeu entre spatialité réelle et spatialité fictive. Pour la diffusion, nous utilisons un environnement surround en 3D (Ambisonics), comme dans les cinémas et les planétariums, où on les appelle Dome Projections. Il est d’ailleurs curieux que j’ai appelé mes grands espaces en 3D dans The Long Rain presque de la même manière : des Sun-domes.
Le système Ambisonics est disposé autour de six groupes instrumentaux dont l’effectif et l’accord se distinguent toujours ; ils forment deux triangles imbriqués et sont donc placés aux pointes extrêmes d’une étoile de David.

Il est intéressant que vous ayez utilisé des enregistrements effectués sur le terrain et que vous ayez ainsi renoué avec ce que vous avez déjà fait dans vos toutes premières œuvres des années 1990.
C’est exactement ça, mais le défi est ici de voir comment une telle utilisation de sons change. Par exemple, j’ai pu faire en 2002 des enregistrements au Musée juif de Berlin pour mon œuvre torsion : transparent variation, avant l’installation des collections, dans les Voids conçus par Daniel Libeskind, et où l’on entend, distordue, la circulation des voitures au dehors.
Ces enregistrements étaient insérés sans aucune transformation dans la texture musicale, ils la déchiraient en quelque sorte. Cette fois, il était important pour moi d’utiliser les field recordings réalisés dans la lagune de Venise et dans la ville elle-même, et j’en ai fait d’innombrables depuis 1997, comme des parties d’une pièce radiophonique, car dans Le Encantadas, espace intérieur et espace extérieur s’interpénètrent.
L’église San Lorenzo est certes un espace intérieur, mais perméable aux sons qui proviennent de l’extérieur. Comme les murs sont poreux et que certaines parties des fenêtres sont cassées, on perçoit toujours de quelque manière le dehors. J’utilise par conséquent certains événements acoustiques qui captent l’environnement, l’espace de la ville : des sons de bateaux à moteur, des voix, différentes cloches…, et tout cela se transforme en fonction de la position de l’auditeur. Pour les enregistrements dans la lagune, nous avons utilisé un microphone soundfield all around, si bien que l’on peut entendre comment, par exemple, les sons de cloche proviennent de différents points, comment l’environnement sonore se modifie dans une image en 3D quand on s’éloigne de la source, et comment les sons se perdent progressivement, tandis que d’autres signatures sonores se retrouvent au premier plan.
Ce type de phénomènes perceptifs m’a également préoccupée en composant : non seulement les enregistrements sur le terrain apparaissent isolément à certains endroits, mais il y a aussi des passages où j’ai analysé et transcrit pour ensemble les cloches enregistrées. Coordonnés par click track – ce timbre particulier nécessitat d’être exactement ensemble –, les musiciens doivent alors produire à l’unisson des spectres d’harmoniques sur les sons de cloche. À ce moment-là, le grand espace de San Lorenzo disparaît. Une forme urbaine, ou architecturale, qui dépend étroitement du matériau musical.

                              Le Encantadas o le avventure nel mare delle meraviglie, Cité de la musique, Paris, 2015

Comment aborde-t-on une durée de soixante-dix minutes ? C’est vraiment…
… terriblement long. J’ai planifié un « sillage » temporel sous une forme qui me paraissait intuitivement juste. C’est pour cela aussi qu’il y a plusieurs îles, précédées d’un Prologo ; on commence sur un des enregistrements de la lagune, avant la musique pour ensemble, et alors les îles océaniques s’élèvent des profondeurs avec des éruptions et des mouvements subaquatiques. Certains événements surgissent lentement, avec des temporalités distinctes, disparaissent et reviennent, et l’oreille n’a même pas le temps d’annexer ces îles sonores. En outre, il faut bien sûr prendre en compte ce qui vous intéresse le plus. C’est donc un itinéraire personnel que j’ai choisi dans cet archipel. Je plonge ainsi le public dans un voyage fictif à travers l’espace et le temps : en tant qu’auditeur, on est embarqué pendant soixante-dix minutes dans un labyrinthe d’espaces intérieurs ou extérieurs, d’archipels (sonores), de phénomènes acoustiques donnés tels quels ou retravaillés.

Nous voici revenus à l’idée du voyage qui a été si importante chez vous depuis Bählamms Fest
Cette pensée demeure, elle est importante pour moi depuis toujours. L’expérience du Prometeo de 1984 a également joué un certain rôle. Comme l’écrivait Herder : « Un navire suspendu entre ciel et mer, combien ne donne-t-il à penser au sujet de la sphère immense ! » Dans plusieurs de mes œuvres, il était déjà question d’espace, si bien que Le Encantadas en est au fond la continuation logique.

L’utilisation de voix insérées reprend aussi des expériences antérieures.
Exactement. Toutes les voix sont soit préenregistrées, soit générées artificiellement. Cette dernière technique joue un rôle vers la fin de l’œuvre : l’île en tant que monde imaginaire, comme dans la littératures fantastique. Il y a là un moment « surréaliste » où tout devient plus artificiel. « L’île solitaire » fournit le double des instruments et des voix. Un double instable, détaché du réel, dont il n’a pas la consistance. J’utilise par exemple à cet endroit des remarques d’adolescents, que j’ai collectées à New York, sur ce qui est important pour eux, sur ce qui les préoccupe ; elles sont ensuite insérées à partir de la voix artificielle de mon ordinateur Apple, comme un souvenir personnel du processeur de signaux Speak & Spell mis sur le marché en 1978, et qu’on m’avait offert à l’époque.
Pour aller encore plus loin, une chanteuse devient une « projection en 3D », comme dans le roman L’Invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares, qui a trait au virtuel ; c’est ici l’image d’une menace qui surgit de l’extérieur, mais aussi un espace réservé à l’énigme. J’ai écrit à cet effet « a Song » pour la voix numérique de Hatsune Miku – le producteur japonais l’appelle an android diva in the near-future world where songs are lost –, que je vais réutiliser dans d’autres œuvres. Ces programmes de synthèse vocale générant des voix numériques m’intéressaient déjà en 1992, quand j’ai commencé à travailler sur Bählamms Fest. Aujourd’hui, vingt ans plus tard, le travail de programmation a beaucoup progressé et les résultats sont bien meilleurs. J’exploite tout le spectre, depuis des voix humaines non transformées jusqu’à ce type de voix artificielle, dont j’ai souvent qualifié naguère le son d’« androgyne », en passant par toutes sortes de degrés de transformation. En raison de cette multiplicité de voix, Le Encantadas est aussi pour moi une sorte de théâtre musical.

Un théâtre imaginaire pour l’oreille, peut-être ?
Oui. Au sens figuré, c’est un roman d’aventures, qui traverse de multiples espaces sonores.

 

Et aussi : un reportage vidéo sur la création de Le Encantadas o le avventure nel mare delle meraviglie

 

Photos : Olga Neuwirth © Rui Camillo / Le Encantadas o le avventure nel mare delle meraviglie, Cité de la musique, Paris, 2015 © EIC / autres photos : DR