Afficher le menu

La musique est d’abord dans notre tête. Entretien avec Betsy Jolas, compositrice.

Entretien Par Laetitia Petit, le 29/11/2022


Au fil des décennies, la compositrice franco-américaine Betsy Jolas s’est imposée comme une figure singulière de la scène musicale contemporaine. Le 6 décembre, les musiciens des trois formations résidentes de la Philharmonie de Paris lui rendront hommage avec un programme haut en couleur, faisant malicieusement dialoguer plusieurs œuvres de la musicienne de 96 ans avec celles de Bach, Beethoven ou Debussy.

La musique est-elle liée pour vous à un instrument ou à un groupe d’instruments particuliers ? Pourriez-vous imaginer une musique sans instruments, une musique sans aucun étayage instrumental ? Comment entendez-vous par exemple l’Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach? Pour quel instrument ou groupe d’instruments imaginez-vous sa réalisation ?
Toute musique est sans doute pour moi liée à un instrument ou à un groupe d’instruments, même si je ne peux pas toujours les définir, et en tous cas il m’est impossible de penser à une musique C’est pour moi quelque chose d’absurde. La musique, c’est toujours du son, même si celui-ci n’est pas précisé. Mais il l’est parfois très tôt dans l’imaginaire du compositeur. Aussi ma propre musique est-elle souvent liée avant même sa réalisation à un ensemble de sons que je n’ai peut-être pas encore analysés, mais qui ont déjà une couleur, une texture, un registre. C’est particulièrement frappant quand il s’agit d’un instrument soliste, car celui-ci représente évidemment non seulement une couleur et un timbre, mais aussi des possibilités techniques, des manières d’être qui sont très fortement marquées pour moi quand j’écris en pensant à un instrument spécifique. Et très souvent, dans le cas d’instruments solistes, l’instrumentiste vient se mêler à l’instrument. Que dire alors de l’Art de la fugue ? Comme vous savez, il en existe quantité d’arrangements pour toutes sortes d’instruments. Il se trouve que j’en ai réalisé moi-même un certain nombre ce qui fait que pour moi l’Art de la fugue peut se présenter sous des couleurs très variées. C’est dire que je ne lis pas abstraitement cette partition, je l’entends. La musique abstraite n’existe pas pour moi. Je ne crois pas d’ailleurs qu’un musicien puisse imaginer la musique abstraitement, même celui qui a eu une formation spécialisée. Je pense par exemple à un professeur d’écriture au Conservatoire qui va sans doute entendre ici du piano ou de l’orgue, en somme ce qu’il a l’habitude d’entendre dans sa classe. Ce qui est sûr c’est qu’il entendra quelque chose. Et moi, ce que j’entends est souvent très varié. C’est particulièrement vrai de mes arrangements – plutôt iconoclastes ! – de musique ancienne pour… saxophone, guitare électrique, vibraphone, etc. Ainsi je peux, à volonté, en pressant en quelque sorte sur un bouton, entendre pour l’une ou l’autre de ces œuvres de nombreuses textures et couleurs différentes. Mais nous touchons là à une question qui préoccupe bien des personnes en dehors de la musique : comment peut-on avoir de la musique dans la tête ?

C’est une question que nous voulions précisément vous poser : quand vous lisez une partition, la vôtre ou celle de vos confrères, est-ce que vous l’entendez ?
Oui, mais pas de la même façon qu’au concert. C’est Stockhausen, je crois, qui a fait remarquer qu’on n’entend pas la musique de la même façon à la table et live et il a tout à fait raison. Pour ma part je travaille le plus souvent sans piano. C’est quelque chose que l’on apprend au Conservatoire. Cela me permet de faire des choses que je ne ferais pas si je devais d’abord les essayer au piano. Car on ne peut pas tout jouer au piano. Je dis toujours que jouer par exemple un quatuor à cordes au piano est presque un non-sens. Car l’individualisation des quatre instruments, qui notamment caractérise le genre, oblige le pianiste à tout jouer faute de quoi la musique s’absente. Mais tout jouer est souvent impossible, notamment en raison du croisement des parties. Or quand on compose à la table, les parties peuvent se croiser sans problème. On les voit bien alors sur la page se croisant et on les imagine sonnant dans l’espace. Le son est donc effectivement « dans notre tête ». Encore une fois, c’est toujours en son que nous pensons musique.

Quand vous composez à la table, est-ce que vous entendez ce que vous composez ? Autrement dit, est-ce que vous avez une image très précise de ce que vous Cette image-là est-elle corroborée lors du concert ou bien êtes-vous surprise par le résultat ?
Je suis parfois surprise, oui, je ne le nierai pas. Surpris, nous le sommes tous à différents degrés. Il ne faut pas essayer de faire croire qu’on ne l’est pas. Notamment pour la raison déjà évoquée : ce mystérieux écart entre lire et entendre. C’est tellement vrai qu’il m’est arrivé certains jours, en plein travail à la table, de perdre le son de ce que j’écrivais. Je n’ai plus alors que le petit bruit de mon crayon sur la page et cela me rend vraiment très malheureuse. Or, dans la pièce où je travaille j’ai une photo de plusieurs de mes amis musiciens jouant des instruments très bruyants. Parfois il me suffit de les regarder pour que tout à coup le son réintègre mon imaginaire. Mais parfois ça ne marche pas. Alors je me précipite hors du studio, j’ouvre la radio, je mets un disque. Ou bien je vais à une répétition. Tout est bon pour retrouver ce son qui me fuit. Je ne sais pas si d’autres ont fait cette même expérience. On a toujours dit que si Stravinsky travaillait au piano, ce n’est pas parce qu’il n’entendait pas à la table, mais parce qu’il avait ce même besoin de vrai son. Tout cela est bien difficile à faire comprendre au non musicien. Si je me présente comme « compositeur » en réponse à une question concernant mon occupation, on s’exclame : « Comme c’est bien ! », et la conversation bien souvent s’arrête là ! Mais parfois, sans attendre d’autres questions, je relance les choses et j’explique que le compositeur imagine en sons comme l’écrivain en paroles, le peintre en images. Et que la musique est d’abord dans notre tête. Sinon comment Beethoven aurait-il pu composer alors qu’il était sourd ? Je vais même plus loin en avançant que c’est peut-être pour notre bonheur que Beethoven était sourd. Car c’est ce qui l’a incité, je crois, à s’aventurer dans des régions qui n’étaient plus liées à du vrai son et où toute sensation de dureté avait disparu. Ainsi j’ai souvent pensé qu’il n’avait sans doute pas conscience de l’effet de tension extrême produit par la longue tenue des sopranos sur un la aigu au dernier mouvement de la Neuvième Symphonie. Lu sur la partition et entendu intérieurement, ce la ne fait pas mal. À la table rien ne cogne ; la dissonance passe gentiment…

Pensez-vous que l’inspiration existe ? Quelle serait alors sa nature ?
Elle existe, oui, j’en suis Mais en musique ses sources restent parfois mystérieuses. Car elles ne sont pas toujours sonores. L’idée musicale peut jaillir d’autre chose. Elle part souvent d’une expérience du temps, de l’observation de la manière dont les choses bougent. Je songe ici par exemple au cas souvent commenté de La Mer de Debussy pour noter que le son d’un orchestre symphonique, quoiqu’on fasse, reste bien éloigné de celui de la mer. Aussi n’est-ce pas tant par ses sonorités que par la richesse infinie de ses mouvements que Debussy parvient à évoquer la mer de façon si vivante. En nous indiquant de plus par son titre la source de son inspiration, Debussy semble bien avoir tenu à ce que les auditeurs fassent surgir en eux leurs propres expériences de la mer. J’ai suivi son exemple pour les mêmes raisons en nommant une pièce d’orchestre : Tales of a Summer Sea. Chacun, n’est-ce pas, a sa propre idée de la mer, mais on peut tous se retrouver sur ce mot en écoutant une œuvre ainsi nommée. C’est cela le pouvoir de la musique.

 

De l’Aube à minuit, Écrits et entretiens réunis et édités par Alban Ramaut, Hermann, 2017.
Propos recueillis à Paris par Laetitia Petit et Jean-Marie Brohm, pour la revue transdisciplinaire en sciences humaines Prétentaine, émanant de l’université Paul Valéry III de Montpellier, le 22 juin 2004 et parus dans le n° 18-19 « Musique » de la revue, printemps 2005.   

Photos © Thierry Martinot