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La coïncidence du vaste et de l’intime. Entretien avec Lisa Illean, compositrice.

Entretien Par Michèle Tosi, le 03/11/2022

Le 17 novembre, à la Cité de la musique, la jeune compositrice australienne Lisa Illean présentera une nouvelle œuvre pour piano et violoncelle au titre aussi étrange que difficilement traduisible : Ever-weaver. Entretien avec une musicienne qui se dit habitée par une véritable fascination pour la sonorité. 

Lisa, vous êtes née en Australie. Avez-vous commencé la musique dans votre pays natal ? 
J’ai grandi à Sydney où j’ai appris le piano et suivi la classe de composition. J’ai ensuite déménagé à Melbourne et étudié au Victorian College of the Arts (qui fait maintenant partie de l’Université de Melbourne). Il s’agissait d’un programme tourné vers la pratique, en dialogue avec les autres écoles, englobant un travail interdisciplinaire avec des danseurs, des créateurs de théâtre : installation sonore, improvisation, direction d’orchestre et esthétique. 

Quels sont vos modèles en matière de composition ? 
Chaque fois que j’écoute attentivement, je peux trouver des moments intrigants ou des aspects sonores que j’ai envie de traduire musicalement. Cela se produit autant en écoutant le monde naturel ou des schémas de conversations distantes qu’en écoutant de la musique. Il existe également de nombreux artistes d’autres disciplines qui ont été au fil des ans une grande source d’inspiration ou d’encouragement.

Ce ne sont pas exactement des modèles, mais j’ai passé du temps dernièrement avec la musique de Gilles Binchois et François Couperin, en m’intéressant aux lignes agiles de leur écriture. J’ai aussi pensé aux sons qui glissent ou qui ondulent à partir d’un point, comme les effets de diffraction dans l’eau. Cela m’amène à Fred Frith («No Birds»), à la musique de Dowland comme à celle de Chiyoko Szalvnics, à la «free music machine » (ancêtre du synthétiseur) de Percy Grainger, la « pedal steel guitar » ou encore la rumeur ambiante de la circulation ou de vastes étendues d’eau.

Vous partagez avec Sivan Eldar et Lawrence Dunn (cf. CD Spilled out from tangles), un goût pour les tempi étirés et une certaine transparence/économie dans l’écriture. Comment qualifieriez-vous votre esthétique ? 
Je parlerai d’une fascination pour la sonorité : il faut du temps pour que l’oreille s’en imprègne et une certaine transparence pour que les changements soient entendus comme tels. J’essaie de faire de la composition une pratique quotidienne guidée par des questions techniques et conceptuelles. Et, autant que possible, faire en sorte que mon travail de composition répondant aux commandes découle de cette pratique.

Au cours des cinq dernières années, j’ai souvent exploré les façons de combiner d’une manière complémentaire et personnelle des accords flexibles, non tempérés, avec ceux, fixes, du piano. À travers cette matière sonore subtile mais précise, j’explore la relation entre les phénomènes perceptifs et un monde évocateur personnel.
Je m’intéresse particulièrement à la coïncidence du vaste et de l’intime au sein d’une musique qui « cultive la distance » – pour reprendre une expression intrigante utilisée par Susan Stewart pour définir comment surgit un sentiment de nostalgie – mais qui est aussi intérieure et personnelle. Mon travail fait souvent naître des analogies entre l’audible et le visible – redevables à des artistes comme Vija Celmins et Christiane Baumgartner – et utilise des procédés tactiles relevant des arts plastiques. Enfin, j’ajouterai que bon nombre de mes pièces sont liées à l’océan ou aux éléments naturels.

Ever-weaver est difficile à traduire en français ; J’ai l’impression que la valeur sonore et poétique de vos titres prime sur la dimension sémantique. Comment les choisissez-vous ? 
Dans le cas de Ever-weaver, la structuration sonore du titre reflète sa signification : la pièce s’intéresse aux motifs observés dans le monde naturel qui peuvent être retissés à l’infini. Plus généralement, je souhaite que les titres aient autant à voir avec le processus – avec des questions techniques sur la façon dont les sons sont assemblés – qu’avec la transmission d’une atmosphère.


La formation piano et violoncelle, sans la voix ni le matériel préenregistré que vous aimez inclure dans vos compositions, est plutôt rare dans votre production. 
L’utilisation d’une ou plusieurs couches électroniques de sons filtrés/préenregistrés a été une avancée déterminante pour ma pratique de ces dernières années. Ce processus fait souvent appel à des instruments « de tous les jours » sans sophistication, tels que des cithares de fabrication simple. La partie électronique permet d’engendrer des accords non tempérés sur des instruments acoustiques et peut créer une double-exposition sonore. On peut alors comparer le processus de la composition à celui de la peinture à l’huile où de fines couches transparentes s’accumulent pour donner de la perspective et de la profondeur. Pour autant, j’étais très heureuse de revenir à un environnement purement acoustique dans ever-weaver. Ici, la superposition des strates sonores s’effectue selon différents moyens : par des changements abrupts de tempo ou d’énergie au sein d’un matériau musical très concentré, comme si une nouvelle image s’imprimait dans l’œil ou qu’une autre strate sonore apparaissait parmi les différentes couches qui se superposent en continu.

 

Les deux instruments ont-ils une préparation particulière ? 
Le violoncelliste dispose d’un deuxième instrument, avec sa corde de ré accordée légèrement plus bas que d’habitude, ce qui facilite un environnement de sonorités non tempérées dans les dernières minutes du morceau. En dehors de cela, il n’y a pas de préparation mais les instruments sont abordés de manière très tactile, avec plusieurs voix (ou lignes) au sein de chaque partie nécessitant des approches subtilement différentes du toucher pratiquées sur l’ensemble du registre. La densité sonore se crée au sein des lignes entrelacées, la variété nuancée de l’articulation ajoutant dimension et perspective.

En écoutant votre musique, certains journalistes ont parlé de proximité avec le compositeur américain Morton Feldman. Est-ce un compositeur qui compte pour vous ?
La musique de Morton Feldman invite à une écoute de la subtilité. Les instruments s’expriment souvent clairement et jouent avec une virtuosité discrète. Ces idées sont importantes pour moi aussi. Chaque son y a sa place et son poids.

 

Photos :  © Freycinet / DR