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« Newborn ». Entretien avec Roberto Negro et Nicolas Crosse.

Entretien Par Stéphane Ollivier, le 31/10/2022

C’est une expérience musicale inédite que nous propose Roberto Negro avec Newborn, son nouveau projet réalisé en collaboration étroite avec les solistes de l’Ensemble intercontemporain. Une rencontre unique en son genre, entre improvisation et composition, née d’une autre rencontre entre ce musicien de la scène jazz actuelle et Nicolas Crosse, contrebassiste de l’EIC. Ils reviennent pour nous sur la genèse de cette création originale qui sera jouée pour la première fois lenovembre 2022 à La Filature de Mulhouse. 

Roberto, Nicolas, avant toute chose, comment vous êtes-vous rencontrés et comment vous est venue l’idée de travailler ensemble à ce projet ?

Roberto Negro : On s’est rencontrés en 2015. Sous l’impulsion du club Le Triton qui depuis des années organise sous l’appellation « Intersessions » des rencontres entre musiciens de jazz et solistes de l’Ensemble intercontemporain, on a monté un projet en grande partie improvisé avec, d’une part, moi-même au piano et Théo Ceccaldi au violon, et de l’autre Nicolas à la contrebasse et Éric-Maria Couturier au violoncelle. Du temps a passé mais j’ai conservé cette expérience dans un coin de la tête et, quelques années plus tard, j’ai recontacté Nicolas pour lui proposer un nouveau projet, en trio cette fois, avec le percussionniste Michele Rabbia, dans lequel le paramètre du son serait central.

Nicolas Crosse : Le principe du trio m’a immédiatement séduit mais très vite l’idée qu’on pourrait aller encore plus loin en éclatant les formes s’est imposée. Olivier Leymarie, directeur général de l’EIC, qui connaissait déjà le travail de Roberto et notamment son duo avec Émile Parisien autour de la musique de György Ligeti, a accepté l’idée d’une collaboration entre notre institution et la coopérative Full Rhizome dont fait partie Roberto.

À l’origine de ce projet il y a donc un trio. Quel type de musique avez-vous expérimenté dans ce cadre qui à un moment a pu vous donner l’envie d’en développer les intuitions dans une formule orchestrale plus étoffée ?

RN : On s’est d’abord vu de façon éparse en sessions de travail totalement improvisées qu’on enregistrait pour voir quel type de matériau sonore on pouvait créer et quel type d’impulsions ça pouvait engendrer en matière d’écriture. Quand l’idée d’embrigader d’autres membres de l’Ensemble s’est profilée et que le principe de composer une pièce s’est décidé, j’ai choisi d’écrire pour ce trio initial en projetant le fait que, dans un second temps, j’arrangerais pour l’ensemble.


Roberto, vous êtes connu et reconnu en tant que musicien de la scène jazz : quelle est votre relation à la musique contemporaine ?

RN : Un grand nombre de musiciens de ma génération qu’on relie aux mondes du jazz intègrent dans leur musique des éléments de langage issus du domaine contemporain. Ça fait partie de notre culture. Ceci posé je ne me considère d’aucune manière comme un compositeur de musique contemporaine. Ce que je peux apporter de personnel et de différent dans un tel projet, c’est cette pratique qui est au cœur de mon travail de composition et qui consiste à concevoir des architectures qui intègrent le geste de l’improvisation en prenant en compte la personnalité des musiciens qui vont les interpréter. Une étape très importante pour moi dans ce travail s’est déroulée en avril 2021 lorsque j’ai rencontré tous les musiciens de l’intercontemporain intéressés par l’idée de participer au projet. J’ai alors pu mesurer jusqu’où chacun pouvait aller dans l’improvisation.

Précisément Nicolas, quelle est votre relation au jazz et à l’improvisation et comment œuvrez-vous au sein de l’institution pour l’ouvrir à ces pratiques ?

NC : Personnellement j’ai toujours considéré que l’improvisation fait partie de l’hygiène de base d’un musicien et se doit d’entrer de façon quotidienne dans sa pratique. Mais c’est vrai que l’Ensemble intercontemporain est une institution qui, dans la droite ligne de son fondateur Pierre Boulez, continue de privilégier la partition. Cependant des individualités au sein de l’Ensemble sont intéressées par l’improvisation et, à travers ce type de projets, ouvrent de nouveaux chantiers et questionnent concrètement la musique contemporaine quant aux orientations qu’elle pourrait prendre à l’avenir.

Pensez-vous qu’à travers ce type de propositions l’improvisation se voit de nouveau donner une place dans le langage contemporain ?

RN : De la même manière qu’on ne devient pas un musicien d’orchestre capable de lire à vue n’importe quelle partition, l’improvisation ça ne s’improvise pas ! Ce sont des années de pratique. Pour que ces deux univers se rencontrent, il faut que chacun fasse un mouvement vers l’autre et multiplier les projets qui vont dans ce sens.

Précisément, comment avez-vous abordé l’élaboration de cette œuvre hybride pour jeter concrètement des ponts entre ces deux univers ?

RN : Il faut d’abord préciser que si je m’étais retrouvé seul face à l’Ensemble ça n’aurait tout simplement pas été possible ! Par son engagement hyperactif dans le projet et par sa position stratégique, à l’interface entre le trio et l’orchestre, l’apport de Nicolas est fondamental. Ce que j’amène au final aux musiciens est très architecturé. Mais à l’intérieur de ces cadres précisément définis, ce qui va se construire musicalement au moment de la performance va le plus souvent être le fruit de propositions improvisées qui vont être suscitées dans des registres et à des niveaux d’implication différents selon les dispositifs mis en place.

Vous avez écrit avec la contrainte d’une instrumentation qui s’est décidée de façon un peu aléatoire par le choix qu’ont fait les musiciens de l’Ensemble de participer ou non au projet, qui donne un effectif assez « musique contemporaine »… Est-ce que ça a orienté votre écriture ?

RN : Je suis passé par mille phases mais bien sûr la matière sonore induit des déplacements et des changements d’équilibre qui parfois peuvent être déroutants. J’ai ressenti à un moment que je m’aventurais trop loin de mes bases et que ce que je proposais ne me ressemblait pas. Du coup j’ai ramené ce que j’avais écrit vers des territoires plus coutumiers et j’ai beaucoup travaillé la forme dans ce va-et-vient. Tout ça a demandé un travail très empirique qui n’est pas forcément dans le quotidien de musiciens plus habitués à rendre les moindres nuances d’une partition qu’à participer concrètement à son élaboration.

NC : C’est vrai que composer pour un ensemble comme l’intercontemporain, quand on n’est pas du « sérail », peut être impressionnant. On peut inconsciemment tomber dans des postures d’écriture qui renvoient à certains clichés « contemporains » pour se rassurer ou donner des gages de sa légitimité. Sachant cela j’ai tout de suite invité Roberto à oublier toutes les références qu’il pouvait avoir en tête. Je voulais simplement que Roberto propose sa musique…

Photos (de haut en bas) : © Amandine Lauriol / Répétition aux Théâtre de Vanves, octobre 2022 © Quentin Chevrier.