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« Rien n’est impossible avec l’EIC ». Entretien avec Lucie Leguay, cheffe d’orchestre.

Entretien Par Michèle Tosi, le 13/04/2022

Elle a été cheffe assistante de l’Ensemble intercontemporain pendant un peu plus de deux ans  après avoir brillamment remporté le Tremplin pour jeunes cheffes d’orchestre à la Philharmonie de Paris. Lucie Leguay revient sur son expérience aux multiples dimensions au côté de Matthias Pintscher et des solistes de lEIC. 


Lucie, quel est, stricto sensu, le rôle du chef assistant ?
C’est un rôle polyvalent qui consiste globalement à accompagner le directeur musical ou le chef invité : préparer l’ensemble quand il n’est pas là et être une deuxième paire d’oreilles soucieuse des équilibres et de tout ce que l’on entend lorsqu’il dirige. Le chef assistant est normalement dans la salle mais il peut être aussi sur scène lorsque le chef veut avoir sa propre appréciation du son dans l’espace. Il est également dans la cabine quand il y a une partie électronique qui s’ajoute à l’orchestre. On est souvent amené à diriger des partiels voire des tutti si les chefs sont absents lors des premières répétitions. Notre rôle est d’être un intermédiaire entre le chef invité et les musiciens, ou le compositeur et l’ensemble lorsqu’il y a des exigences particulières. 

 

Avez-vous reçu des conseils de Matthias Pintscher ?
Il n’est jamais intervenu lorsque je dirigeais devant lui dans la mesure où il considère ses assistants plutôt comme des collègues et non des étudiants qui viennent chercher un enseignement. On a eu de vrais échanges sur les compositeurs et sur bien d’autres sujets extra-musicaux mais les véritables conseils, je les ai reçus indirectement, en l’observant. C’est quelqu’un de très inspirant, qui sait motiver ses musiciens et leur transmettre son énergie, sans doute une des personnes qui m’a le plus marquée dans ma vie. J’admire cette manière qu’il a de laisser aux musiciens un espace de liberté et d’aller chercher toujours très loin dans la qualité du son et de l’expression. Je pense qu’il a fait évoluer l’ensemble dans ce sens.

 

Vous est-il arrivé de le remplacer au pied levé ?
Oui, plusieurs fois ; et notamment au tout début de mon mandat où l’on m’a appelé à 23h en me disant qu’il était bloqué à l’aéroport (il habite à New-York) et qu’il fallait que j’assure les répétitions d’une nouvelle pièce de Mark Andre (photo ci-dessous) le lendemain matin : c’était mon premier contact avec l’EIC et pour moi un véritable baptême du feu !


Vous partagiez le poste avec Léo Margue qui a, lui-aussi, pris son envol en tant que chef d’orchestre ; avez-vous appris l’un de l’autre ?
Léo est un très bon ami, nous avons le même âge et partageons une même sensibilité. Nous nous étions préparés ensemble au concours, en apprenant l’un de l’autre avant même d’être pris ! Mais quand Léo était avec l’EIC, j’étais avec d’autres orchestres et vice-versa ; on ne s’est jamais vu sur le terrain mais on s’est beaucoup appelé pour avoir des retours de nos expériences respectives.


Vous avez déjà fréquenté bon nombre de phalanges orchestrales. Quel serait pour vous l’ADN de l’EIC ?
L’EIC c’est un ensemble de musiciens solistes et s’il fallait les définir en un mot, je dirais qu’ils sont sans limite, rien n’est impossible avec eux ; c’est d’ailleurs dangereux de s’habituer dès ses débuts à un tel luxe ! Ils se distinguent tous par un son très personnel ; je peux presque deviner quel est le musicien qui est en train de jouer en fermant les yeux ; ils ont su trouver un esprit de communauté unique et une très grande exigence. Il y a des caractères plus affirmés que d’autres dans l’ensemble mais il revient au chef de savoir comment canaliser le groupe et comment les fédérer dans la mesure où la qualité est toujours au rendez-vous. Cette diversité est un grand atout et une richesse pour cet ensemble.


Quel accueil a-t-on réservé à
la cheffe car, de mémoire, je crois que vous avez été la première femme à ce poste ?
L’accueil a été extrêmement chaleureux. Je n’ai jamais senti de méfiance vis à vis de la femme que je suis ; y compris lors de cette « épreuve de déchiffrage au pupitre » de la création de Mark Andre dont je parlais précédemment. Ils ont toujours été bienveillants, très humains et curieux également de ce que je pouvais leur apporter en tant que musicienne. J’ai appris à les connaître individuellement et j’ai pu échanger avec chacun d’eux. Je leur demandais souvent de me raconter les années Boulez que je n’ai pas connues. J’ai l’impression d’avoir été adoptée dans cette grande famille et je ressens toujours entre nous la joie de se retrouver !  


Qu
’apprend-on au contact des musiciens de l’ Ensemble ?
Ces grands spécialistes de leur instrument vous font entendre la musique autrement, à tel point que ma direction a vraiment évolué et que mon oreille a changé, y compris pour les œuvres du grand répertoire. Je n’appréhende plus du tout la musique contemporaine de la même façon et je ne dirige plus de la même manière depuis mon passage à l’EIC. 


Avez-vous eu à charge, pour une raison ou pour une autre, des responsabilités qui vous semblaient dépasser votre rôle d’assistante à la direction ?
J’ai eu une expérience très marquante pendant le confinement où là encore j’ai dû remplacer Matthias Pintscher retenu à New-York. On m’a demandé d’assurer la direction musicale d’un projet autour de vingt créations mondiales au Châtelet, soit quelque douze heures de travail par jour pendant sept jours ! Ce fut une expérience unique où à la fois je dirigeais et je conseillais les musiciens en tant que directrice artistique. J’avais également à superviser le travail des vingt compositeurs qui avaient écrit sur le thème du confinement.

 

Quelles sont les productions qui vous ont le plus marquée ?
Elles sont nombreuses mais j’en sélectionnerai quatre. La Sinfonia de Berio, tout d’abord, avec l’Orchestre du Conservatoire de Paris, une pièce extraordinaire qui repousse les limites. C’était la première fois que j’avais à charge des partiels et même des tutti ; c’était mon premier concert avec Matthias Pintscher et l’une des seules fois où j’ai dirigé devant lui. Ensuite il y a eu Répons de Boulez, qui a fini par être donné après deux ou trois annulations. Je rêvais de faire cette pièce et j’ai été extrêmement émue de l’entendre dans la salle où elle a été créée ; de même que j’ai été bouleversée par Quatre chants pour franchir le seuil de Gérard Grisey que j’ai pu faire avec Matthias Pintscher. Enfin, j’ai eu la chance d’aller à Porto en tant que cheffe invitée avec le compositeur Hector Parra et son fabuleux projet pour deux chefs et deux ensembles La mort i la primavera que je ne suis pas prête d’oublier (photo ci-dessus) ! Merveilleuse expérience partagée avec l’autre chef Peter Rundel.

Photos (de haut en bas) : © Amandine Lauriol / autres photos © EIC