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Dans les chambres de la compositrice Zeynep Gedizlioglu.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 21/01/2022


Le 23 janvier à la futuriste Casa da Música de Porto, puis le 26 janvier à la Philharmonie de Paris, l’Ensemble intercontemporain créera In Zimmern de Zeynep Gedizlioglu, compositrice turque installée à Berlin. Elle nous ouvre les portes de ses chambres…


In Zimmern s’inspire d’un livre, Odalarda, et de son auteur, Erdal Öz : pourriez-vous nous en dire quelques mots ?
Avant cela, je voudrais commencer par vous parler du moment où j’ai reçu la commande de l’Ensemble intercontemporain. C’était pendant le premier confinement et j’étais, comme tout le monde, obligée de rester dans mon appartement (à Berlin), et d’en faire mon espace de travail, ce qui m’a été excessivement difficile, du moins au début. J’ai depuis toutes ces années pris l’habitude de travailler ailleurs que chez moi. J’aime particulièrement les lieux où je suis entourée de gens vaquant à leurs propres occupations et me laissant vaquer aux miennes, des lieux comme des cafés ou des bibliothèques où je peux me sentir anonyme. Mais tout cela était soudainement devenu impossible, ces lieux que j’aime, et mes rituels de travail qui y sont liés, m’étaient interdits. J’ai finalement trouvé l’échappatoire que je cherchais au cours de longues promenades, et de plongées dans des livres, en en découvrant de nouveaux et en redécouvrant d’autres, que j’avais lus des années auparavant. Au cours de cette expérience intense qui a duré des mois, j’ai ressenti (de nouveau, après l’avoir perdu pendant longtemps) un lien puissant avec les auteurs de tous ces livres, et une forte gratitude à leur égard, pour avoir « sauvé » mon âme.
Quand l’Ensemble m’a demandé un titre provisoire, au tout début de la composition, ainsi que mes premières idées pour la partition à venir, j’ai donc choisi le titre d’un livre d’Erdal Öz,
Odalarda. À ce moment, je n’avais pas vraiment d’idée de ce dont la nouvelle pièce serait faite. Je savais seulement que je voulais la lui dédier, dans une forme d’hommage, en signe de gratitude.
Le livre parle d’une amitié entre deux (jeunes) hommes, une amitié dont l’intensité et la tension relèveraient presque de la relation amoureuse. Même si cette amitié semble être au cœur de l’intrigue, le livre, et son verbe, dégagent une véritable aura en même temps qu’ils donnent une idée et un sentiment très vivaces de la société turque des années 1960. Je me suis plus tard renseignée au sujet d’Erdal Öz, et j’ai découvert qu’il avait une vingtaine d’années quand il a écrit ce petit et merveilleux roman. Il a plus tard fondé l’une des plus importantes maisons d’édition (Can Yayinlari) et a publié de nombreuses œuvres de littérature, des grands classiques aux contemporains, ainsi que pléthore d’excellentes traductions en turc de livres étrangers.

 


Qu’est-ce qui vous a inspiré spécifiquement dans le livre ?
« L’aura » que je mentionnais plus haut. La manière dont il est écrit, et même son intrigue, dans sa globalité, ou plutôt la manière dont l’auteur l’a structuré, et celle avec laquelle il communique au lecteur sa joie de la raconter ainsi avec ses propres mots. J’avais moi-même un peu moins de vingt quand je l’ai lu pour la première fois. Mais quelque chose de ce livre m’accompagne toujours aujourd’hui, et nourrit mon imagination …

Comment cela s’exprime-t-il dans la pièce ?
En mouvement et en sons… J’ai particulièrement retenu son titre : Odalarda, « In Zimmern » ou « dans les chambres », pour me l’approprier : c’est devenu l’axe qui m’a fourni la forme globale de la pièce et l’imaginaire de la composition. J’ai eu tout ce temps l’idée d’une ligne qui se poursuit, même si elle sombre parfois quasiment vers sa destruction et sa disparition, mais sans s’arrêter jamais pourtant, continuant à exister jusqu’à la double-barre. En composant cette pièce, je me suis mise moi-même dans la posture du chorégraphe réglant une performance dansée d’un mouvement collectifqui irait d’une chambre imaginaire à la suivante. À moins que ce mouvement collectif ne crée lui-même, par ses propres actions, ces chambres successives.

Vous retrouvez l’EIC pour cette création après une première collaboration, en format plus réduit, il y a quelques temps.
Ma première collaboration avec l’EIC était une pièce solo pour le projet « Après Demain » en juillet 2020 ; j’avais alors voulu écrire une pièce pour trompette solo, que Lucas Lipari-Mayer a créée au Théâtre du Châtelet. Cette pièce, intitulée Without Words, intègre la pièce d’ensemble, où elle semble émerger encore et encore, comme un visage familier dans un nouvel environnement. Ces soudains « surgissements » de l’instrument soliste sont également devenus, au fil du processus compositionnel, l’une des caractéristiques du développement de la pièce. Mais pas du tout comme on pourrait s’y attendre, avec un certain instrument qui resterait tout le temps dans la même position. Des changements de perspective interviennent, via une variété de réactions aux paramètres musicaux et aux actions réciproques des instruments ou groupes d’instruments.


Vous êtes née en Turquie, avez étudié à Istanbul, puis en Allemagne et en France : qu’avez-vous retenu dans votre musique de chacun de ces séjours, des cultures musicales propres à ces pays et de leurs pédagogies ?
Au cours de ma formation musicale au conservatoire d’Istanbul (de 11 à 21 ans), j’étais collée au piano, même quand je composais. Quand je suis arrivée en Allemagne, fin 2001, d’abord à la Hochschule für Musik de Saarbrücken, puis à Karlsruhe pour étudier avec Wolfgang Rihm en 2007, le premier bouleversement pour moi a été que les cours de théorie musicale se déroulaient sans piano : il n’y avait que nous, notre savoir, un papier et un crayon. Ça a été un choc, qui intervenait dès les premières semaines de mon Grand Tour. Mais bientôt c’est précisément cette manière de travailler — en ne se fiant qu’à sa propre imagination — qui m’a donné une grande liberté. En parallèle de mes études en Allemagne, j’ai pris des cours de composition avec Ivan Fedele à Strasbourg entre 2004 et 2007. Cette étape m’a aussi ouvert de nombreuses portes dans mon esprit, ainsi que pour mon cheminement esthétique, en même temps qu’elle m’a fait rencontrer de talentueux collègues venant du monde entier, et des merveilleux musiciens et ensembles. Au gré des villes étapes de mon parcours, avec leurs similarités et différences — Istanbul, Saarbrücken, Karlsruhe, Strasbourg, Paris (à l’Ircam) — je crois que j’en ai retenu une forme de devise : « me fier à mon imagination » mais aussi « à l’expérience » que j’ai eu la chance d’accumuler en tant que compositrice.

Vous vivez aujourd’hui à Berlin. Y a-t-il une raison particulière (et plus spécifiquement une raison musicale, artistique ou esthétique) dans le choix de cette ville ?
Presque tout le monde dans mon entourage a longtemps pensé que la raison pour laquelle je me suis installée à Berlin était de poursuivre ma « carrière » en tant que compositrice. Mais, pour être honnête, c’est une pure coïncidence. Quand je suis arrivée ici, j’avais l’intention de ne rester qu’un mois, mais ce petit mois s’est transformé en presque dix ans. Je dois avouer cependant que, depuis que j’ai fait de Berlin mon nouveau « foyer », je m’y plais, notamment parce que cette ville, comme vous le suggérez, est pleine d’une généreuse diversité de scènes musicales, et parmi elles la scène de musique contemporaine.

 

Photos (de haut en bas) : © Manu Theobald / © Amandine Lauriol