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Musique et mémoire. Entretien avec Hervé Platel, neuropsychologue.

L'invité.e Par Jéremie Szpirglas, le 27/10/2021

Hervé Platel a été, au milieu des années 1990, parmi les premiers chercheurs à utiliser les techniques de neuro-imagerie afin de visualiser l’activité du cerveau durant l’écoute et la pratique de la musique. Dans les années 2010, il lance un vaste projet de « cartographie » cérébrale de la mémoire musicale chez des sujets non-musiciens et musiciens. Des travaux pionniers qu’il poursuit aujourd’hui, afin de mieux comprendre les phénomènes de plasticité cérébrale et leur potentielle utilisation dans la prise en charge de patients victimes d’AVC ou de maladie neurodégénératives (à l’instar de la maladie d’Alzheimer). Il est l’invité de ce mois de novembre.


Quel intérêt offre la musique pour l’étude de la neuropsychologie selon vous ?
Pour beaucoup d’entre nous, il existe un lien intime entre les musiques écoutées au cours de notre vie et nos souvenirs personnels. De nombreux moments ou périodes clés de notre existence sont rattachés à des musiques particulières, tant et si bien que certaines musiques sont des jalons de notre mémoire autobiographique, voire de notre identité. Au sein de notre cerveau, mémoire et musique entretiennent également des liens particuliers. On a largement galvaudé l’idée que la musique était un « art du temps », c’est en tout cas un art de la mémoire car, pour apprécier pleinement l’écoute d’une œuvre, il est nécessaire de maintenir en mémoire immédiate les éléments déjà perçus et de les comparer avec le répertoire des musiques déjà entendues dans notre vie afin que chaque nouvelle musique prenne du sens et soit vécue et analysée comme une expérience esthétique, que l’on aime ou pas ce que l’on vient d’entendre.


Sans forcément citer Proust et sa fameuse Sonate de Vinteuil, la musique a aussi un fort pouvoir remémoratif par les émotions qu’elle provoque…
Tout à fait, et souvent les musiciens (comme la plupart des artistes) insistent sur cette dimension d’une mémoire ou d’un répertoire émotionnel. Cependant la « mémoire émotionnelle » est rarement considérée comme une expression de la mémoire en tant que telle en neuropsychologie : les états émotionnels sont plutôt considérés comme des marqueurs possibles des différents contenus mnésiques (souvenirs, apprentissages, etc.).  Ainsi, toutes les mémoires et tous les moments musicaux pourraient potentiellement être associées/marquées par des émotions particulières qui ne se conserveraient pas indépendamment de leurs contenus associés.


Comment, alors, définiriez-vous le concept de « mémoire musicale » ?
Il n’existe pas de consensus concernant la modélisation de la mémoire humaine et de ses différentes expressions. Nous pouvons cependant dégager plusieurs dimensions qui s’appliquent plus ou moins bien au domaine de la musique. Tout d’abord l’idée que nous avons deux grands modes de fonctionnement de la mémoire, un mode volontaire, contrôlé, explicite ou conscient, et un mode involontaire, automatique, implicite ou inconscient. En d’autres termes, nous mémorisons le monde qui nous entoure soit de manière incidente, sans faire d’effort particulier pour retenir une information, soit de manière explicite, en faisant un effort mental, comme l’élève repassant ses leçons. Cette distinction est importante concernant la musique, car beaucoup de nos connaissances et représentations musicales sont apprises par exposition « naturelle ».

Il y aurait donc non pas une mémoire musicale, mais des mémoires musicales ?
Tout à fait, et elles sont de différentes natures. On peut ainsi identifier :

  • la mémoire immédiate ou de travail, qui nous permet de retenir et manipuler une petite quantité d’information pendant quelques secondes : pour le musicien, c’est le fait de se rappeler temporairement d’une mélodie par exemple. Le fonctionnement de cette mémoire est volontaire et nécessite un contrôle conscient ;
  • la mémoire épisodique, qui nous permet de nous rappeler une information spécifique dans son contexte d’acquisition, cette mémoire est celle des souvenirs d’événements personnellement vécus et nécessite un niveau de contrôle mental complexe : c’est par exemple le fait de revivre le contexte d’exécution ou d’écoute d’une pièce ;
  • la mémoire sémantique, qui correspond à nos savoirs sur le monde, dont l’encodage et la récupération peuvent se faire soit de manière relativement automatique, soit de manière volontaire et contrôlée  : c’est ainsi qu’on identifie et reconnait une musique familière ;
  • la mémoire perceptive à long-terme, correspondant à la conservation du traitement sensoriel d’une information, qui fonctionne très largement de manière involontaire : c’est ce qui nous permet par exemple de reconnaître une même œuvre dans plusieurs orchestrations différentes ;
  • la mémoire procédurale, qui permet l’automatisation de procédures motrices et cognitives (tel que le passage des vitesses en conduite automobile), cette mémoire nécessite généralement une phase d’apprentissage consciente avant que l’automatisation inconsciente des procédures apprises puissent se réaliser : elle est essentielle dès lors que l’on veut apprendre une pièce musicale sur un instrument de musique.


Qu’ont révélé les études en neuro-imagerie au sujet de ces mémoires musicales ?
C’est assez surprenant : les premières études, réalisées auprès de musiciens, ne montraient pas un impact clair de la pratique musicale sur les régions cérébrales impliquées dans le fonctionnement mnésique mais principalement sur les dimensions perceptives et motrices.
Cependant, en 2010, nous avons mis en évidence des activations cérébrales plus importantes chez les sujets musiciens par rapport aux non musiciens lors d’une tâche où les participants devaient indiquer leur degré de familiarité à des extraits musicaux.
De façon inattendue, cette étude a révélé que, sur l’ensemble du cerveau, les différences anatomiques (en termes de densité de substance grise) les plus importantes entre les musiciens et les non musiciens de notre échantillon se situent au niveau de l’hippocampe, région clé de la mémoire ! Des analyses complémentaires ont montré que cette augmentation de densité est corrélée avec le nombre d’années de pratique, mais pas avec l’âge de début d’apprentissage.
Ces observations, chez des musiciens jeunes, laissent à penser que la pratique musicale pourrait contribuer à stimuler, voire peut-être préserver, les mécanismes de mémoire sensibles au vieillissement.

Ces recherches indiqueraient-elles la possibilité d’utiliser la musique pour prendre en charge des patients malades de la mémoire ?
Oui, principalement sur des sujets âgés affectés d’une maladie neurodégénérative comme la maladie d’Alzheimer. La musique a été le moyen de démontrer que ces patients avaient encore des capacités de mémorisation qu’on n’avait pas soupçonnées, elle en a même été le révélateur essentiel.
Cela fait longtemps que les orthophonistes utilisent des supports musicaux et rythmiques pour la rééducation du langage — concernant les maladies pour lesquelles une récupération est possible (on ne parle pas ici de maladies évolutives). De la même manière, la musique peut être un outil préventif des maladies neurodégénératives. Aujourd’hui, les équipes de mon laboratoire s’intéressent beaucoup à la manière dont les pratiques musicales, même commencées tard dans la vie, ont la possibilité de retarder les effets délétères du vieillissement et d’apporter une meilleure résistance du cerveau face aux maladies.

 

L’expression d’une certaine créativité artistique peut-elle également avoir un rôle ?
Nous n’avons pas (encore) exploré cette dimension de la créativité. Je ne connais que quelques études de neuro-imagerie qui abordent cette question. Par ailleurs, des études cognitives cherchent à comprendre ce qui fait qu’un individu est plus créatif qu’un autre. Est-ce qu’il y a des traits de personnalité particuliers ? Et comment se développe et peut se mesurer la créativité ? Ce n’est pas simple. Aujourd’hui, on constate une évolution des sciences cognitives. Il n’y a pas si longtemps, lorsqu’on regardait les modèles qui prévalaient en psychologie concernant les différentes facettes de l’expression de l’intelligence, il y avait l’intelligence sensori-motrice, l’intelligence logico-mathématique et l’intelligence musicale mais il n’y avait pas de lien entre intelligence et créativité. Or, on sait bien que pour être créatif, il faut avoir des capacités de raisonnement et de logique. Il y a une corrélation entre votre intelligence et votre capacité créatrice, mais à partir d’un certain seuil, il n’y a plus de corrélation. Vous avez beau avoir un QI de 150, vous n’êtes pas forcément plus créatif. De plus en plus de travaux ont été lancés pour comprendre ce qu’est cette capacité de créativité.
Au reste, le compositeur fait-il œuvre de créativité quand il compose ? Quelqu’un qu’on a pu considérer comme un créateur d’avant-garde contemporaine comme Pierre Boulez répond, dans une interview croisée avec Philippe Manoury et le neuroscientifique Jean-Pierre Changeux à propos du livre Les neurones enchantés : « Quand je compose, je n’invente rien, tout vient de ma mémoire ». C’est un peu désarçonnant pour certaines personnes qui croient que la « vraie » créativité doit se fonder sur l’absence d’éducation et l’absence de contraintes. Ce n’est pas forcément juste.

Bibliographie

  • Lechevalier B., Platel H., Eustache F. Le cerveau musicien. De Boeck Université. 2010.
  • Platel H. & Thomas-Antérion C. Neuropsychologie et Art : Théories et applications cliniques. De Boeck/Solal. 2014

Photos : DR