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Recréer Anthèmes 2. Entretien avec Odile Auboin, altiste.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 29/06/2021

Le 30 juin prochain, dans le cadre du concert final de la deuxième Biennale Pierre Boulez à la Philharmonie de Paris, Odile Auboin créera la version pour alto et électronique d’Anthèmes 2, qu’elle a elle-même finalisée à l’Ircam, en étroite collaboration avec Augustin Muller, dans un esprit de fidélité à la pensée du compositeur. Elle éclaire pour nous sa démarche.

 

Odile, que retenez-vous de votre parcours musical avec Pierre Boulez ?  
Deux leçons qui me semblent primordiales. D’abord, même si la relation humaine était importante, l’essentiel de nos rapports était de se mettre au service de la musique. À cet égard, j’en retiens avant tout l’exigence artistique, la fidélité aux œuvres et une vision de leur communication. Quel que soit le répertoire approché, le texte musical était traité avec la même exigence, la même profondeur et la même volonté de présenter l’œuvre aux publics dans les meilleures conditions d’interprétation, afin que la musique d’aujourd’hui bénéficie du même traitement que le répertoire historique.
Ensuite, avant de penser des institutions, Pierre Boulez pensait et créait des outils au service de la musique, dont les musiciennes et musiciens sont le cœur et l’essence. L’Ensemble intercontemporain est un exemple unique en son genre de cette façon d’œuvrer car il est pensé de façon optimum et intégralement au service de la création. C’est un modèle unique, tant en termes d’effectif (31 musiciens), que de conditions de travail et de capacité d’adaptation à des répertoires très divers.
À cet égard, la collaboration sur ce projet d’Anthèmes 2 avec l’Ircam, autre outil au service de la musique et tourné vers l’avenir, était essentielle à mes yeux. Je remercie sa direction pour l’attention et le temps de préparation qu’elle nous a accordés pour cette création.

 

 

Quelle relation Pierre Boulez entretenait-il avec votre instrument, l’alto ? Comment l’utilisait-il dans ses propres œuvres ?
L’alto, cet instrument à la voix si particulière, a tôt intégré la construction de la résonance boulézienne (Le Marteau sans maître, Éclat-Multiples). Boulez a toujours cherché dans sa pensée et son écriture musicales un espace médian entre technique et phénomène. Cette dualité entre deux mondes (entre l’objectivité du signe et la subjectivité de la perception) ouvre à mon sens un espace propice aux instruments tels que l’alto. Sa tessiture, son panel d’articulations et sa capacité résonnante se situent à mi-chemin entre la clarté incisive du violon et l’amplitude sonore du violoncelle. On peut ainsi le faire basculer à loisir entre l’objectivité des hauteurs inscrites dans le texte musical et l’aura phénoménologique de son timbre si particulier situé dans le médium grave (riche d’harmoniques et dont le contrôle dynamique reste possible).  C’est probablement cette « hyper laxité » musicale et sonore, avec ses potentiels de développements et de transpositions, qui ont particulièrement retenu son attention de compositeur.

 

Dans quelles circonstances avez-vous collaboré avec Pierre Boulez sur Anthèmes, et comment s’est déroulé le travail ?

Cette première collaboration s’est faite dans la perspective de la création de la transcription d’Anthèmes pour alto à Avignon en 2006. Ce fut pour moi une expérience forte. Je crois que cet espace sonore renouvelé, cette vie différente que prenait l’œuvre à travers la tessiture de l’alto, a encore avivé son intérêt pour mon instrument, ce qui s’est traduit par le déploiement de l’œuvre vers sa seconde matrice, Anthèmes 2, dont il fit éditer la version pour alto en 2008.

 

Vous vous apprêtez justement à créer la version pour alto et électronique d’Anthèmes 2. Sur quoi a porté plus particulièrement le travail ? Pierre Boulez avait-il laissé des instructions pour cette version de l’œuvre ?
Une des clés de l’héritage qu’il m’a transmis est la recherche du sens musical de la partition. Lorsque des écritures vont à rebours de l’idée musicale, il s’agit de trouver les ajustements pour une interprétation plus naturelle, plus musicale, « qui sonne ». Le passage du violon à l’alto demande ainsi certaines adaptations pour valoriser les idées musicales : notamment dans les équilibres avec l’électronique, dans l’optimisation de certains phrasés ou la correction de certains tempi et dynamiques. Ce sont des aspects que nous avions déjà abordés ensemble lors de la création d’Anthèmes 1, et le travail sur la partie électronique à l’Ircam avec Augustin Muller se poursuit dans cet esprit.

Que représente pour vous cette création ?
Cette création, outre qu’elle se fait à titre posthume, est éminemment symbolique pour la musicienne que je suis. Elle est d’abord une manière pour moi de remercier Pierre Boulez pour tout ce qu’il m’a apporté, à la fois en tant qu’artiste mais aussi en tant que membre de la communauté musicale. Elle est aussi une affirmation à la fois de mes convictions d’interprète et de ma responsabilité vis-à-vis d’un héritage qui m’a été transmis via des valeurs marquantes : celles de l’interprète « traducteur » (qui révèle un langage par un geste choisi, au-delà des immenses défis techniques d’une partition), et celles, aussi, du  « transmetteur » qui, après toutes ces années de compagnonnage aux côtés de ce créateur à la voix unique, me donne l’occasion d’incarner une nouvelle fois le rituel de la « liturgie boulézienne ».

Photos : répétition d’Anthèmes 2 de Pierre Boulez à la Cité de la musique, juin 2021 © EIC