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Le niveau monte ! Entretien avec Jeanne-Marie Conquer, violoniste.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 18/06/2021

 

Entretien avec Jeanne-Marie Conquer, violoniste à l’Ensemble intercontemporain et musicienne encadrante de l’Ensemble ULYSSES, composé d’une quinzaine de jeunes musiciens vivant en Europe, à l’occasion du concert de ce dernier samedi prochain au Centquatre-Paris dans le cadre de l’Académie du festival Manifeste.  

 

Jeanne-Marie, quelle place occupe la pédagogie dans votre vie de musicienne ?

D’abord, en tant que soliste de l’Ensemble intercontemporain, la pédagogie fait partie de nos missions, par contrat. Nous avons même un poste administratif dédié à nos actions pédagogiques, et j’ai toujours adoré ça. Nos interventions sont très variées, de l’école maternelle au lycée, et, bien sûr, en direction des jeunes professionnels comme c’est le cas ici avec l’Ensemble ULYSSES. Les formats sont très variés et nous adaptons nos interventions au profil des élèves et aux demandes des professeurs. L’un de mes récents ateliers, par exemple, m’a menée dans une classe de CM1 de Sevran-Beaudottes. Initié en collaboration avec la très dynamique directrice d’école et la jeune maîtresse, le projet intitulé « Des notes et des bulles » (photo ci-dessous) se fait avec Violeta Cruz, une compositrice colombienne, et Charline Collette, une dessinatrice de bande dessinée. 

Lors de mes interventions, je prends les élèves dix par dix, pour des sessions de 50 minutes. Dans tous les cas, c’est à nous d’inventer le modus operandi. J’ai besoin de beaucoup me préparer, pour éviter certaines mauvaises expériences. Tout se passe par extraits — une pièce entière serait trop longue. Avec des objets simples (des mots de couleurs pour décrire des sons par exemple), j’essaie d’instaurer un dialogue, et des choses sortent qui sont très étonnantes. Ce projet en particulier durera deux années, au terme desquelles un spectacle nous réunira tous.

D’autre part, Pierre Boulez avait pensé les postes de solistes de l’Ensemble intercontemporain pour que ceux-ci puissent consacrer une partie de leur temps à des activités à l’extérieur de l’Ensemble, y compris pédagogiques. Il avait conscience que cela enrichirait la vie et la créativité de l’Ensemble. Pour ma part, je suis professeure vacataire au conservatoire des Halles, à Paris. J’ai une classe de dix élèves, de tous niveaux, à laquelle s’ajoute une classe de violon contemporain pour des élèves plus expérimentés : ceux-là viennent de tous les conservatoires, mêmes des Conservatoire Nationaux Supérieurs, pour travailler spécifiquement ce répertoire.

Quelle est votre approche de la pédagogie ?

Je ne me pose pas la question des motivations des élèves. Je les prends comme ils viennent et je fais tout pour que cela se passe de manière harmonieuse. J’essaie de nouer une relation de confiance — parfois sur une base sans aucun rapport avec la musique —, de les faire pénétrer l’univers de l’instrument et de sa pratique ou de son répertoire. Pour les débutants, j’ai une méthode générale, que j’adapte à chacun — et qui est très éloignée de celle dont on a usé avec moi ! J’en ai deux dans ma classe que j’ai fait débuter et qui sont très doués et prometteurs. J’essaie toutefois de me tenir à une certaine distance. Avec l’expérience, je ne m’engage pas trop. L’essentiel est que tout le monde soit content, qu’ils apprennent quelque chose et qu’ils en gardent un bon souvenir.

 Quels sont les enjeux particuliers de l’enseignement des musiques d’aujourd’hui ?

Contrairement à ce qu’on peut imaginer, je ne trouve pas qu’il y ait de grandes différences avec les autres répertoires. Pas autant qu’avec la musique ancienne, par exemple. Dans tous les cas, finalement, l’exigence est la même : savoir lire la partition. D’ailleurs, savoir lire une partition contemporaine — ce qui n’est pas toujours facile, même sur des classiques comme la Sequenza de Berio — permet de remettre au clair la lecture d’une partition classique, en revenant au texte. Côté technique, ce sont aussi les mêmes méthodes de travail et la même rigueur qui sont requises : justesse, qualité du son, rythme…

Évidemment, il y a aussi les modes de jeu qui sortent de l’ordinaire, que les compositeurs ont largement explorés et utilisés. Mais, si l’on examine le répertoire contemporain dans sa globalité, on s’aperçoit qu’il y en a assez peu — et si certaines esthétiques y ont plus recours que d’autres, ils sont à étudier dans leur contexte, pièce par pièce. S’agissant plus particulièrement du violon, il est vrai qu’il est bon de réviser la manière de produire des harmoniques qui apparaissent un peu partout et sous toutes leurs formes — et connaître les fondamentaux physiques de leur production est alors très utile. Ensuite, tout dépend des demandes des étudiants. Quand on vient me voir pour préparer un examen ou un concours, je leur fais d’abord jouer ce que je considère comme les chefs-d’œuvre contemporains, afin de les introduire au reste du répertoire. Généralement, cela permet d’aborder une grande variété d’univers esthétiques en peu de temps.

Répétition d‘Introduction aux Ténèbres de Raphaël Cendo, par l’Ensemble Ulysses, Centquatre, juin 2021

Vous assurez l’encadrement pédagogique des violonistes de l’Ensemble ULYSSES : quelles sont les spécificités de cette initiative ?

C’est le modèle des orchestres de jeunes professionnels, transposé à ce répertoire spécifique qu’est la création. Les étudiants abordent de nombreux styles et effectifs différents. Cela ressemble à cet égard beaucoup à ce que l’Ensemble intercontemporain faisait autrefois dans le cadre du Festival de Lucerne. Outre qu’ils tournent et bénéficient donc de conseils variés, les étudiants d’ULYSSES ont la chance de travailler à l’Ircam, ce qui représente toujours une expérience unique et permet d’aborder d’autres œuvres encore.

Vous participez aux sélections des violonistes de l’Ensemble : que cherchez-vous chez un étudiant ?

D’abord, au cours de ces sélections, je constate que le niveau monte de manière remarquable. C’est du reste le cas autant chez les jeunes compositeurs que chez les jeunes instrumentistes. Surtout les instrumentistes à cordes — longtemps, ceux qui s’intéressaient au contemporain avaient certes la maturité nécessaire, mais pas la technique. Cela étant dit, ils palliaient à ces lacunes par leur enthousiasme et les concerts étaient toujours magnifiques. Aujourd’hui, le niveau technique est excellent. Avant toute chose, j’essaie de voir s’ils connaissent le répertoire et s’ils savent lire une partition contemporaine. Je cherche aussi chez eux les qualités nécessaires aux pièces qui seront jouées par l’Ensemble. Ensuite, mes choix seront aussi orientés par leurs propres choix : c’est-à-dire les pièces qu’ils choisissent de nous présenter pour candidater. C’est souvent une source de déceptions, à la fois dans la nature des pièces et dans l’interprétation qu’ils en donnent. Quand ils s’attaquent à des monuments, comme la Sequenza de Berio, on s’aperçoit du chemin qu’il leur reste à parcourir. Cette année, je trouve que les violonistes que nous avons recrutés ont déjà une belle expérience et des parcours très originaux. L’un d’eux a déjà son propre ensemble, pour lequel il fait ses propres arrangements.

En quoi consistent vos interventions auprès des musiciens d’ULYSSES ?

Disons-le d’emblée : nous n’avons pas beaucoup de temps avec eux : les sessions d’ensemble priment, et c’est bien normal. Nous y assistons en tant que coach, mais ne pouvons pas leur apporter grand-chose — d’autant qu’ils n’ont aucun problème technique sur les pièces au programme. Quand c’est possible, j’essaie de prendre le temps d’une classe pour les violonistes, en individuel et en groupe. Ce sont des moments formidables d’échange et de découverte mutuelle. On déchiffre ensemble le répertoire de violon, de musique de chambre ou d’ensemble — en rapport ou non avec le programme d’ULYSSES. Je leur fais découvrir des pièces qu’ils ne connaissent pas, et dont on joue ensemble des passages — les découvrir ainsi « en direct » est plein d’enseignements pour eux. On peut parler modes de jeu, sonorités… Bref, je leur apporte mon savoir-faire, dont ils disposent, et c’est humainement très gratifiant pour moi aussi !

Photos (de haut en bas) : © Franck Ferville / © Quentin Chevrier