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Le feu sacré de la création. Entretien avec Matthias Pintscher.

Entretien Par Marina Chiche, le 01/09/2020

Que nous réserve cette nouvelle saison, qui se déroulera dans un contexte inédit ? Comment programme-t-on dans ces conditions d’incertitude ? Qu’est-ce que la musique et la création ont à nous dire dans un monde où des thématiques brûlantes s’imposent chaque jour un peu plus à nous  ? Qu’attend-on de la reprise tant espérée des concerts, pour les musiciens, pour le public ? Autant de questions abordées dans cet entretien avec Matthias Pintscher.

Matthias, comment envisagez-vous la nouvelle saison 2020-21 dans ce contexte inédit ?
Cette saison s’annonce exceptionnelle à bien des égards. Avec une fin de saison suspendue et une saison nouvelle abordée comme une toile blanche, nous sommes obligés de redessiner le contenu artistique. Ce qui est surprenant, c’est que cela crée une sensation de grande liberté dans un cadre contraignant. Toutes ces restrictions nous poussent à utiliser notre intelligence et notre créativité. Beaucoup de choses ont déjà changé comme la manière de communiquer, par le numérique. Mais cela provoque aussi une grande « faim » de sorties. Avec cette crise, nous avons pris conscience de notre privilège ; nous allons tous, musiciens et public, réapprendre à apprécier pleinement cette chance qu’est le partage de la musique.

Comment cela s’est-il traduit dans la programmation ?
Au début, nous avons vu les concerts s’annuler les uns après les autres, comme un château de cartes qui s’effondrait. C’était dur émotionnellement, notamment l’annulation de l’Ojai Music Festival en Californie où l’Ensemble devait se produire pour la première fois ! Mais l’EIC peut faire preuve d’une grande agilité et d’une importante capacité d’adaptation. Notre concert du festival ManiFeste-2020 a, par exemple, été reporté au 3 septembre dans un format réduit. Nous avons dû renoncer à la soirée In Between d’ouverture de saison à la Philharmonie de Paris, le 16 septembre impossible à maintenir en l’état dans ce contexte ! Nous avons préféré bâtir un autre programme plus en résonance avec le monde actuel et certains de ses problèmes les plus brûlants comme l’injustice sociale ou les discriminations de toutes sortes. Une programmation forte et variée avec Sentimental Shards du compositeur afro-américain Tyshawn Sorey, le cycle d’Olga Neuwirth en hommage à Klaus Nomi sur les questions de genre et d’identité, des œuvres de Giacinto Scelsi et de Fausto Romitelli, qui viennent comme incarner le cri humain. Il y aura également deux créations, la première de Toshio Hosokawa intitulée The Flood, la seconde de moi-même, écrite pendant le confinement et intitulée Beyond II (bridge over troubled water). Un trio pour flûte, harpe et alto qui nous porte à voir la lumière au bout du tunnel.

L’un des fils conducteurs de la saison est la figure mythologique de Prométhée. Comment ce célèbre mythe résonne-t-il encore aujourd’hui ?
Prométhée, c’est le titan qui est chargé par les dieux de la création de l’humanité. Il vole le feu sacré pour le partager avec les êtres humains. C’est un univers esthétique et philosophique riche, un symbole pour la connaissance humaine en général. Il y a aussi la punition à laquelle Prométhée est soumis. Alors qu’il est attaché sur un rocher, un aigle vient chaque jour dévorer son foie qui se reconstitue chaque nuit.

En français, foie et foi sont homophones…
En effet ! Aujourd’hui, nous sommes en quelque sorte toujours attaqués par les conditions extérieures, par des cas de force majeure. Il nous faut garder la foi et nous réinventer. Cette thématique va être déclinée de plusieurs manières à différents moments de la saison : un concert Scriabine à la Philharmonie de Paris en novembre avec l’Orchestre du Conservatoire de Paris, un concert éducatif très original en décembre, un nouveau Grand soir fin mai avec des créations de Mark Andre, Chaya Czernowin, Bernhard Gander et du jeune compositeur italien Aureliano Cattaneo, en dialogue avec un chef-d’œuvre de Mozart : la Gran Partita.

Pierre Boulez

Un autre moment fort de la saison sera la deuxième édition de la Biennale Pierre Boulez qui présentera notamment la création d’Anthèmes II pour alto et l’intégrale de l’œuvre pour piano.
Oui ! Il y aura aussi Répons, qui est l’une des « œuvres signature » de l’Ensemble, notre « Graal » que chaque musicien doit avoir « touché » et pour lequel il existe comme une véritable tradition orale chez eux. C’est une grande opportunité de revisiter l’œuvre de Pierre.

Vous irez d’ailleurs jouer une partie de ce programme à la Pierre Boulez Saal à Berlin. Une manière de renforcer une amitié franco-allemande ?
Nous irons deux fois à Berlin. Cela permet de renforcer des ponts invisibles entre les cultures, en jouant des œuvres récentes ou commandées spécialement, comme celles du Français Benjamin Attahir ou de l’Allemande Sarah Nemtsov. Axe Paris-Berlin fort, d’autant que nous sommes liés par une grande amitié avec Daniel Barenboim. À part Berlin, vous jouerez plusieurs fois « hors les murs ». Nous avons une importante activité de tournées, à l’étranger et en région. Cette saison, nous irons par exemple à Boston, Munich, Moscou, Monaco, et en France à Strasbourg, Orléans ou Rouen.

Il y a aussi une continuité dans les collaborations de l’Ensemble.
Oui, avec nos partenaires privilégiés comme la Philharmonie de Paris, le Théâtre du Châtelet, l’Orchestre de Paris, le Festival d’Automne, le Festival Présences, l’Ircam, France Musique…

Continuité aussi dans les actions de transmission ?
Oui. D’autant plus que l’EIC vit un moment intéressant en termes de renouvellement de générations. La collaboration avec le Conservatoire de Paris se poursuit et nous tenons aussi beaucoup à inviter d’ancien·ne·s chef·fe·s assistant·e·s à diriger. Un autre projet qui me tient à cœur est celui autour du jeune ensemble Ulysses dans le cadre du festival ManiFeste. Les jeunes musiciens sont guidés par les musiciens de l’Ensemble et jouent avec eux. C’est tout à fait dans notre mission, notre rôle de passeurs.

 

Quels sont les joies et les challenges de la programmation ?
Il y a de grands bonheurs. Par exemple imaginer le Grand soir Amérique latine en mars 2021 : un projet hors-norme ! Il y aura aussi une très belle carte blanche à Georg Nigl, le 18 mars , où nous jouerons une œuvre rarement donnée, le Berliner Requiem de Kurt Weill.

Et les challenges ?
L’essence de notre programmation, c’est de présenter à notre public un large aperçu du meilleur de ce qui se fait actuellement sur la scène musicale contemporaine. Autrement dit, de ce que nous pensons nécessaire de faire entendre. Malheureusement, en une saison, nous n’avons la possibilité de présenter qu’une fraction de ce que nous souhaiterions. C’est cela le plus grand challenge ! Le public semble suivre nos propositions avec une grande fidélité et une insatiable curiosité. Nous lui en sommes infiniment reconnaissants. Nous avons la sensation d’avancer tous ensemble dans la même direction. J’ai si hâte de retrouver Paris, les musiciens et le public !

Photos : Matthias Pintscher © Éric Garault ; Kyle Thompson,  série Shatter, USA 2013 © Kyle Thompson / Agence VU’ ; Pierre Boulez © Philippe Gontier ; © Kyle Thompson / Agence VU’