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Free Style. Entretien avec Roscoe Mitchell.

Entretien Par Sebastien Lecordier, le 03/01/2019

Figure emblématique de la Great Black Music, membre de l’AACM depuis sa création et cofondateur du mythique Art Ensemble of Chicago, le saxophoniste et compositeur Roscoe Mitchell est une légende vivante de la musique avant-gardiste afro-américaine. À l’occasion du Grand Soir Free Style le 18 janvier 2019, il présente une création originale, composée spécialement pour l’Ensemble intercontemporain.

 

Roscoe, c’est la première fois que l’Ensemble intercontemporain vous passe la commande d’une œuvre originale : comment avez-vous accueilli cette proposition ?

Je connaissais l’histoire de cette formation et sa réputation. J’ai vécu quelques années à Paris au tournant des années 1970 et j’ai même rencontré Pierre Boulez à cette époque à la faveur d’un projet avec Richard Davis. Il était venu au concert et m’avait dit apprécier ce que nous faisions. C’était la première fois que je le rencontrais même si j’avais déjà écouté attentivement sa musique à ce moment-là et beaucoup appris de ses techniques de composition… Personnellement je suis ouvert à toutes formes de propositions musicales, les étiquettes ne m’intéressent pas, j’ai toujours beaucoup écouté la musique contemporaine occidentale et qu’une institution comme l’Ensemble intercontemporain s’ouvre à des univers comme le mien m’apparaît comme un juste retour des choses.

Quelle est la nature de la pièce que vous avez composée ? Dans son instrumentation et son organisation, avez-vous pris en compte les spécificités de l’Ensemble intercontemporain ?

Bien entendu. J’ai reçu une liste détaillée des instruments que j’avais à ma disposition, comme une sorte de palette imposée, et je suis parti de ça pour travailler l’orchestration. J’ai fait ma propre sélection dans toutes les possibilités qui m’étaient offertes en prenant le parti de doubler tous les postes. À l’arrivée, c’est un grand ensemble, très mixte dans sa composition. Mais ensuite je suis demeuré fidèle à mon langage. L’œuvre trouve ses origines dans un solo de saxophone totalement improvisé que j’ai créé à São Paulo au Brésil, qui s’intitule Useful News et que l’on peut entendre sur mon disque Sustain And Run Ao Vivo Jazz Na Fábrica. C’est une pièce qui participe d’un ensemble d’œuvres que j’ai créées sur le même modèle, à partir d’improvisations que j’ai ensuite transcrites et transformées en pièces pour orchestre, certaines servant de supports à de nouvelles improvisations et d’autres étant présentées telles quelles et se suffisant à elles-mêmes. La pièce que j’ai imaginée pour l’Ensemble intercontemporain appartient à cette seconde catégorie. C’est une pièce de 20 minutes, totalement écrite, qui est fondée structurellement sur de l’improvisation mais qui n’en intègre pas dans son interprétation. Il m’est arrivé très souvent de composer des pièces dans lesquelles j’intervenais au saxophone en tant que soliste en donnant à l’improvisation une place et une fonction créative dans la forme et son évolution, mais pas cette fois.

 

Cette façon d’imaginer des formes mutantes intégrant l’improvisation et l’articulant à des parties écrites très précisément agencées fait partie des grands enjeux esthétiques de votre travail. Pensez-vous qu’une convergence entre musique improvisée et composition contemporaine est possible ?

Au tournant des années 1970, bien des passerelles étaient jetées entre des formes d’écriture très sophistiquées relevant du domaine contemporain et des gestes d’improvisateurs radicaux. De nouvelles formes d’hybridation et d’articulation entre écriture et improvisation voient le jour actuellement et je m’en félicite. Je pense pour ma part que tout grand compositeur est un grand improvisateur, qu’il n’y a pas de différence de nature entre ces deux pratiques qui sont au cœur de la création musicale.

L’improvisation à son plus haut degré de créativité n’est rien d’autre que de la composition spontanée et instantanée et il y a à l’origine de tout geste de composition une étincelle qui relève de l’improvisation. Tout mon travail tend à le prouver et à abolir ces frontières que je considère comme artificielles et purement idéologiques. Aujourd’hui j’étudie et je pratique composition et improvisation en parallèle sans privilégier l’une sur l’autre, de façon à être en mesure de concilier un sens de la forme rigoureux avec la spontanéité du geste, bref de véritablement composer en temps réel. J’entends de plus en plus de jeunes musiciens qui fondent des orchestres pour travailler en ce sens, je suis certain que l’avenir de la musique se joue dans les nouvelles formes qui vont émerger de ces prototypes.

Photos (de haut en bas) : © Jean-Baptiste Millot / © EIC