Afficher le menu

Drone de drame. Entretien avec Laurent Durupt, compositeur.

Entretien Par David Sanson, le 27/04/2018

Performance musicale, vidéo et théâtrale, Dronocracy de Laurent Durupt sera créée le 29 mai 2018  la Comédie de Reims. S’inspirant de l’essai La Théorie du drone de Grégoire Chamayou, le compositeur y interroge notamment les usages parfois inquiétants que ce nouvel objet volant a engendrés notamment dans le domaine militaire et celui de la surveillance. Mais ce n’est pas tout puisqu’il s’intéresse aussi aux effets hypnotiques sur l’auditeur d’un autre drone, musical celui-là…

Laurent, d’où vous est venue l’idée de Dronocracy ?

Ce projet était latent chez moi depuis l’émergence de ce terme de « dronocratie », né aux États-Unis lorsque Barack Obama a développé l’utilisation militaire des drones : une décision qui s’accordait mal avec l’ouverture que promettait par ailleurs son arrivée à la Maison Blanche… C’est à cette époque que j’ai acheté le livre de Grégoire Chamayou, La Théorie du drone, sur lequel s’appuie en partie notre travail. Ce type de préoccupations a donné naissance à des objets comme PrivEspace (2016), installation qui envisage de manière plutôt « ludique » la question de la surveillance. Mais mon souci, dans Dronocracy, est d’ordre plus spécifiquement sonore, ne serait-ce que par la résonance musicale de ce terme « drone » [qui signifie aussi « bourdon », « son continu », ndlr]. En musique, le drone induit un type de rapport au temps que je trouve intéressant, et avec lequel je me sens intimement en phase : ces longues durées invitent à un type d’écoute qui n’est pas forcément raccord avec une certaine tradition de la musique écrite européenne.

 

Le drone est en effet très rattaché à la musique minimaliste américaine, et à ces compositeurs qui, sur les traces de La Monte Young, se sont beaucoup inspirés de traditions extra-occidentales, à commencer par la musique indienne…

Pour ma part, je suis venu à la drone music via la musique spectrale et la musique répétitive : en un sens, on pourrait dire que le drone est un mix de ces deux univers. Ce qui me plaît dans cette musique, c’est qu’elle met l’auditeur dans un état méditatif qui est d’ordre « infra-mental ». Elle offre un moment où l’on se déconnecte de toutes ses pensées parasites. Cela ne veut pas dire pour autant que j’y aie recours très fréquemment dans ma musique ; je fais aussi des choses plus « classiques », du moins plus proches d’un discours traditionnel – je travaille par exemple actuellement à un quatuor à cordes. Mais j’avais envie d’explorer ce versant-là dans Dronocracy : le rapport à la microtonalité, à tout ce qui est « micro » dans la texture – puisque la durée permet d’étirer beaucoup le matériau, et laisse le temps de rentrer profondément dans le son.



Le titre fait allusion à une forme de « tyrannie du drone », dans les deux sens – musical et militaire – du terme…

Oui, avec cette pièce, je cherche à redonner à ce terme de « dronocratie » son caractère agressif, sa « violence lente », en essayant de déduire de la drone music des sortes de règles qu’il s’agira d’appliquer jusqu’à l’extrême, ou de mettre en relief de différentes manières – comme j’avais pu le faire avec la musique hip-hop dans Hip-hop Algorithm.
Je ne veux pas forcément dire que le résultat sera agressif sur le plan sonore. Mais tout de même, on parle là d’une vraie dureté du monde réel contemporain, d’une situation d’oppression « passive » mais extrêmement violente que subissent injustement de nombreuses populations. C’est un sujet avec lequel je n’ai pas envie de plaisanter – même si, tel que je me connais, je finirai probablement par me moquer de moi-même ! – et que devra également traduire la dimension scénique de la pièce, à laquelle je travaille avec la Comédie de Reims. Il devrait s’agir davantage d’une mise en espace que d’un véritable « spectacle ». J’imagine un espace en profondeur qui permette de maintenir une forme d’ambiguïté entre le musicien et le pilote de drone, et qui conduise le spectateur/auditeur à se poser la question : qui contrôle quoi ?

Même si vous avez suivi le cursus traditionnel d’un pianiste et compositeur français, votre cheminement, vu de l’extérieur, semble être tout sauf académique. On n’a pas l’impression que vous êtes dans la construction d’un parcours « classique »…

J’irai même jusqu’à dire que je suis plutôt dans la déconstruction. J’ignore à quoi c’est dû. Peut-être ai-je passé trop de temps – treize ans ! – au Conservatoire ? Peut-être aussi est-ce ma manière de me révolter contre cette manière que l’on a de toujours vouloir tout mettre dans des cases ? En tout cas, je suis plutôt dans une phase sinon de rejet, du moins de désapprentissage. J’ai appris le contrepoint de la Renaissance, comment jouer Chopin, etc., et je me rends compte qu’il existe beaucoup de gens qui font de la musique magnifique sans avoir étudié tout ça. J’ai donc envie d’apprendre à « ne pas avoir appris ». C’est pour ça que j’accueille à bras ouverts la moindre chose qui peut venir casser ce que je crois savoir. Ce qui, de l’extérieur, peut ressembler à de l’ouverture obéit en fait à une sorte de règle : faire l’inverse de ce que j’ai fait la fois d’avant. Le contexte du LAB, nouvellement imaginé par l’EIC, est particulièrement favorable à ce type de démarche, permettant grâce à des séances de travail précédant l’écriture de replacer l’expérience au centre de la création musicale.

Photos (de haut en bas) : Laurent Durupt © Marikel-Lahana / autres photos © Quentin Chevrier