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Jardin intérieur.
Entretien avec Blaise Ubaldini, compositeur.

Entretien Par Laurent Fassol, le 16/03/2018


C’est au Wigmore Hall de Londres que les solistes de l’EIC créeront le 19 mars prochain In the backyard, pour quintette à vent, de Blaise Ubaldini. Un compositeur éclectique, constamment en recherche, et dont l’inspiration puise dans les sources les plus inattendues…

Blaise, à quoi se réfère le titre de votre création : In the backyard ?

L’histoire de cette pièce est longue et complexe. Il s’agissait au départ de travailler sur l’idée de fleurs musicales en relation avec l’idée soufie de « jardin intérieur ». Dans un second temps, j’ai eu besoin de faire entrer dans ce « jardin » une « figure », c’est à dire un profil mélodique primaire, que j’ai appelé la « bête ». Cherchant à dessiner les contours du visage de cette « bête », j’ai décidé dans un troisième temps de faire un petit autoportrait musical.
Je ne peux pas m’empêcher de penser que l’être humain est fondamentalement seul et que ce sentiment de solitude est dû à ce qui le différencie principalement du règne animal, sa conscience, que Bernard Stiegler appelle son « défaut d’origine ». Nous portons en nous le besoin de questionner notre origine commune, nos racines. S’agissant du passé, de mémoire, on fait souvent référence au temps en relation à l’espace. Même lorsqu’on ne le veut pas, c’est ainsi qu’on se le représente. Passé, présent et futur référencent de manière chronologique des séries d’actions qui concernent d’abord le domaine spatial. Pour moi, la véritable nature du temps est insaisissable par l’esprit. On ne peut pas y accéder par la pensée ou la raison, mais peut-être seulement par le rêve et l’émotion.

Ceci explique également le titre de l’œuvre, de manière un peu détournée : In the backyard fait directement référence à un épisode de la série Twin Peaks de David Lynch. David Lynch aime manipuler ces éléments de boucles, de brèches temporelles ouvertes dans l’espace. J’aime à penser que les personnages de ses films sont des incarnations d’émotions simples de la vie courante, perçues comme des révélations, et transposées sur le plan cinématographique. Dans l’un des épisodes de la troisième saison, deux des personnages principaux, Janey-E et Doogie, font installer dans leur backyard un jeu d’extérieur pour leur fils Sonny-Jim. J’y ai vu l’emplacement d’une sorte de zone tampon, un endroit simple et sans prétention érigé en véritable portail émotionnel. In the Backyard est d’ailleurs dédiée à Janey-E & Doogie.

Quelle place occupe cette nouvelle œuvre dans votre parcours ?

Je sors d’une longue période de questionnements, au cours de laquelle j’ai eu besoin de faire de nombreuses expériences, parfois aux antipodes de ce que j’écrivais auparavant. C’est une démarche risquée, qui n’est pas toujours comprise, car on se met dans des situations qu’on ne maîtrise pas, et le résultat n’est pas toujours au rendez-vous. Il faut savoir « essayer », et creuser là où ça dérange. Cette zone d’ombre, inconfortable et parfois laide, est évidemment très différente d’une personne à l’autre, mais il me semble qu’elle doit être explorée, si l’on ne veut pas se laisser enfermer, surtout par soi-même. Concernant cette nouvelle œuvre, elle ouvre une période importante de synthèse. Prenant le contrepied des précédentes, je réintègre une écriture volontairement harmonique et poursuis la recherche d’une narration fluide aux gestes simples, parfois primaires.

À propos de narration, un certain nombre de vos pièces antérieures (Bérénice, Titus Forever) était inspirée du théâtre. Y a-t-il  des éléments théâtraux dans cette nouvelle œuvre ?

J’ai aujourd’hui une vision beaucoup plus large de ce que j’appelais alors le « théâtre ». Qu’il s’agisse de musique ou de danse, toutes les disciplines artistiques mettant en jeu une performance humaine en direct ont en commun une même sève. C’est à cela que je fais référence quand je pense théâtre ou musique aujourd’hui. Cela nous entraîne à bien faire la différence entre partition et musique. La partition n’est pas la musique. La partition doit être pressée, remplie, il faut s’en revêtir. C’est un moyen, un outil mis à la disposition des interprètes, afin qu’ils fassent l’expérience de la musique, qu’ils partagent cette « sève » qui remonte probablement à la nuit des temps, et qui propose de nous y connecter.


Une dernière question. Comment avez-vous approché la composition pour quintette à vent ? 

Au lieu de chercher à ouvrir le dispositif instrumental en utilisant les autres membres de la famille de chaque instrument (la clarinette contrebasse ou la flûte basse par exemple), j’ai plutôt tenté d’incorporer des éléments extra-instrumentaux tels que des bruits de bouche, des onomatopées ou des claquements de pieds. Dans les années 1970 on utilisait ses types de sons pour leur potentiel de rupture. L’élargissement du domaine musical se faisait souvent sous l’angle de la contestation ou de la revendication. Si c’était nécessaire à l’époque, ils sont aujourd’hui parfaitement intégrés au domaine musical, et nous les utilisons peut-être plus pour leur dimension expressive, comme des extensions naturelles du geste instrumental.

Photos © EIC