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Echo-Fragmente. Entretien avec Jörg Widmann, compositeur.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 26/03/2018

Le 5 avril prochain, l’Ensemble intercontemporain, l’Orchestre de Paris et les Arts Florissants seront réunis sur la scène de la Philharmonie de Paris pour un concert exceptionnel couvrant près de trois siècles de musique. Au cœur du programme de cette soirée fleuve, Echo-Fragmente (2006), pour orchestre, ensemble baroque et clarinette solo du compositeur et clarinettiste allemand Jörg Widmann. Une œuvre singulière, tout en micro-tonalités, qui demande quelques éclaircissements…

Jörg, qu’est-ce qui vous amené à composer une œuvre comme Echo-Fragmente, qui réunit un ensemble baroque et un orchestre moderne ?

À l’époque, j’habitais à Freiburg, qui a longtemps abrité deux phalanges orchestrales éminentes : le Freiburger Barockorchester et l’Orchestre Symphonique de la SWR — lequel, hélas, n’existe plus. En 2006, à l’occasion des 250 ans de la naissance de Mozart, ces deux formations ont voulu monter ensemble un concert fleuve : plus de trois heures de musique ! En complément de ce programme exclusivement mozartien, les deux orchestres m’ont demandé de composer une pièce qui les ferait jouer côte à côte.
Ce qui m’a attiré d’emblée, c’est le fait que chaque orchestre jouerait dans son diapason propre (1) : le Freiburger Barockorchester avec un La à 430Hz et l’orchestre de la SWR à 443Hz. C’est-à-dire presque un quart de ton de différence. L’idée m’est donc venue d’un concerto pour clarinette d’un genre un peu particulier. La clarinette est en effet capable de jouer énormément de quarts de tons (2), voire de micro-tons (3), et est donc susceptible de dialoguer en même temps avec les deux orchestres. Étant moi-même clarinettiste, il était prévu dès l’origine que je tienne la partie soliste.
Je rêvais depuis longtemps de la liberté compositionnelle offerte par la microtonalité  (notamment depuis ma découverte du texte que Ferruccio Busoni a écrit à ce sujet), et plus encore que dans d’autres pièces, c’est elle qui est ici au cœur du travail de composition.

Orchestres baroque et moderne ne se distinguent pas uniquement par le diapason, mais aussi par leurs instruments et leurs modes de jeu (qui découlent à la fois de la facture des instruments et des répertoires travaillés).

Oui ! Ce fut même, lors de travaux préliminaires sur cette pièce avec le Freiburger Barockorchester et l’Orchestre Symphonique de la SWR, une de mes grandes surprises que de constater l’étendue de ces différences. Et l’articulation de ces deux palettes orchestrales a aussi représenté un pan très important du travail de composition. Les coups d’archets, les timbres et les couleurs instrumentales ne sont pas les mêmes.

Vous avez donc tiré profit des techniques propres à chacune des formations ?

Absolument. C’est particulièrement manifeste dans un court passage, vers la fin de la pièce : on entend d’abord l’orchestre moderne jouer un accord de sol mineur, puis le même accord de sol mineur est repris par l’ensemble baroque. L’effet est assez saisissant : en l’espace de quelques secondes s’exposent deux images sonores reflétant deux cultures musicales différentes. Je ne me suis pas arrêté là dans mon travail, à la fois de la micro-tonalité et des modes de jeu. J’ai par exemple utilisé un hautbois baroque, au diapason de 415Hz, ce qui correspond exactement à un demi ton en dessous de l’orchestre moderne. Et je demande à des instrumentistes baroques d’utiliser des techniques très modernes : ainsi d’une flûte à bec baroque qui produit des sons multiphoniques. De manière générale, dans ma musique, j’essaie toujours d’explorer de nouveaux sons. En explorant les possibilités instrumentales de l’ensemble baroque, j’y ai du reste trouvé des sons bien plus modernes qu’avec l’orchestre moderne, voire bien plus « inconnus ».

Cela vient peut-être du fait que vous (et bien d’autres) avez déjà tant exploré les instruments modernes, alors que les travaux sur instruments anciens sont plus rares.

Vous avez tout à fait raison. J’ai beaucoup appris au travers de toutes ces expériences menées avec les musiciens de l’ensemble baroque. Et je suis persuadé que nous avons encore beaucoup à apprendre les uns des autres.

Vous entretenez souvent dans votre musique un dialogue avec le répertoire. Cette pièce étant destinée au départ à un concert 100% Mozart, y faites-vous référence ?

C’est une bonne question, mais ce n’est paradoxalement pas le cas ici. C’est davantage le rêve d’un son nouveau qui m’a guidé. Dans cette pièce, j’ai tenté, fort de ma connaissance des deux mondes, de créer un langage et un univers sonore inouïs. Je ne sais si j’y suis parvenu, mais c’est ce que je recherchais.

Votre activité de clarinettiste a-t-elle eu une influence sur la composition d’Echo-Fragmente ?

Cette œuvre est redoutable pour le clarinettiste. Parfois, mon « moi clarinettiste » entre en conflit avec mon « moi compositeur » ! Je peux en rire aujourd’hui, mais quand je la travaille, je m’aperçois encore et encore combien les micro-tons y sont compliqués à réaliser. La plupart du temps, dans le répertoire, les quarts ou huitièmes de ton sont de l’ordre de l’expressivité : ils s’inscrivent dans un flux ou colorent une phrase. Dans Echo-Fragmente, en revanche, ils sont partout et sont approchés de manière non traditionnelle, pour leurs propriétés propres. Je crois qu’il y a dans cette pièce plus de quarts de ton que dans tout le reste du répertoire que j’ai joué dans ma vie ! C’est comme apprendre à jouer d’un nouvel instrument.

Dernière question. Quelle est l’origine du titre, Echo-Fragmente ?

Il s’est imposé comme une évidence. Toute la structure de la pièce s’organise autour du principe de l’écho : chaque fois qu’un son est émis, un écho lui est renvoyé, quelque part dans l’ensemble. Le soliste lui-même a comme un jumeau, un sosie ou, ainsi que l’appellerait Schubert, un « doppelgänger » : le hautbois baroque. L’accordéon le suit comme son ombre également. Le mélange de l’accordéon et de la clarinette faisant naitre comme un hybride, une ambiguïté sonore. Une manière pour moi d’interroger la nature philosophique de l’écho : l’écho est-il la même chose que ce à quoi il répond ? Est-ce une variation ? Ou peut-être l’écho est-il l’original, et le son qu’on a entendu d’abord n’est-il lui-même qu’un écho précurseur du second ? Où est la réalité ? D’autre part, le matériau n’est jamais véritablement développé. Le titre de la pièce reflète donc littéralement les principes qui ont présidé à sa composition : Echo-Fragmente.

 

1. Le diapason est une fréquence qui se mesure en Hertz (Hz). Il désigne par extension la hauteur absolue de la note de référence mondialement acceptée (actuellement la fréquence du La 3 est de 440 Hz).

2. Un quart de ton est un intervalle équivalent à la moitié du demi-ton, ce dernier équivalant à la moitié du ton.

3. En musique, on appelle micro-tonal tout ce qui n’entre pas dans la théorie de l’harmonie en vigueur depuis 3 siècles, et qui repose sur la division de l’octave en 12 parties égales (appelées aussi des demi-tons).

Photos (de haut en bas) : 1, 2 et 3 © Marco Borggreve / 4 © deposit photos