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Une compositrice en recherche. Entretien avec Julia Blondeau.

Entretien Par Laurent Fassol, le 18/05/2017

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Le 9 juin prochain, la jeune compositrice française Julia Blondeau présentera sa dernière création, Namenlosen (les « sans-nom » en allemand) à la Philharmonie de Paris. Une nouvelle œuvre tirant parti de tout le potentiel de l’Ensemble intercontemporain et de l’informatique musicale Ircam pour évoquer « un monde peuplé de figurants (les « sans-nom »), humains et électroniques. »

Julia, vous terminez en ce moment votre doctorat à l’Ircam : sur quoi porte-t-il et comment cet aspect « recherche » s’articule-t-il et nourrit-il votre pensée musicale ?

Cela amuse souvent les gens de demander le titre des thèses, parce qu’ils sont souvent très pompeux, voire complètement cryptiques ! Le mien ne déroge pas tout à fait à la règle, mais il résume en réalité deux aspects importants de mon travail : « Espaces compositionnels et temps multiples : de la relation forme/matériau ».

Une partie importante de la thèse est basée sur un modèle d’organisation du matériau à partir de structures topologiques. Jean-Louis Giavitto, mon actuel directeur de recherche à l’Ircam, est un informaticien, avec qui j’ai eu des heures et des heures de discussions ! Je me souviens de discussions sur la morphogenèse, la théorie des catastrophes, la topologie algébrique… C’est avec lui que j’ai formalisé un modèle de représentation musicale que j’utilise toujours. J’étais à l’époque obnubilée par le fait qu’aujourd’hui les compositeurs doivent manipuler un très grand nombre de paramètres. Je souhaitais trouver un moyen de les organiser et de pouvoir penser le matériau musical en général de façon à créer des ponts avec des notions d’ordre formel. J’avais déjà travaillé avec des systèmes de graphes mais Jean-Louis m’a parlé de topologie algébrique et j’ai finalement adopté ce modèle. J’ai appris très récemment qu’un scientifique de Brest, Claude Berrou, utilisait ce même type de représentations pour modéliser le système de mémoire associative dans le cerveau !

Sur ce travail se greffe une réflexion autour du temps musical (notre pierre philosophale à nous, peut-être…) et plus particulièrement sur la question des temps multiples. Il serait un peu compliqué d’expliquer cette réflexion en quelques lignes, mais l’idée principale est de se demander comment s’articulent les différents temps à « manipuler » lorsqu’on compose. Pour la partie plus pratique de la thèse, le travail sur le langage Antescofo (voir ci-dessous) que développe notamment mon directeur de thèse me permet de réfléchir à de nouvelles manières d’écrire l’électronique, y compris du point de vue temporel. Le travail quotidien avec les chercheurs de l’Ircam a été une vraie chance pour moi. Ce travail de recherche est donc totalement intégré à mon travail de composition et à ma pensée musicale, toujours en construction.

2-nachleben_jblondeauInterface graphique d’Antefosco (Ascograph) – partition de Nachleben de Julia Blondeau

 

Vous développez une large réflexion autour des pensées de nombreux philosophes : comment cela se traduit-il musicalement ?

Je dois dire que je ne crois absolument pas à la « traduction » d’un domaine à l’autre. D’abord parce que cela pourrait être assez réducteur, mais aussi parce qu’il ne s’agit en réalité pas de cela.

La composition est en général un travail solitaire. J’ai pour ma part besoin d’être accompagnée, non par des personnes, mais, disons, par des « compagnons de pensée », qui contribuent à nourrir ma réflexion artistique. Au fil des années, ceux-ci se sont multipliés. Il me semble en outre important d’avoir un certain nombre de références, musicales certes, mais pas exclusivement – surtout pas !

Il se trouve que, il y a cinq ou six ans, j’ai découvert le travail de Georges Didi-Huberman, philosophe, historien de l’art, et pratiquant assidu des notes de bas de page. Il y a dans chacun de ses livres une profusion de renvois à d’autres philosophes et artistes. Me sentant dès le début très proche de son mode de pensée, avec un certain nombre de références communes, je me suis mise à aller voir et à lire les auteurs dont il parlait et que je ne connaissais pas. Et c’est tout un tissu de « compagnons » qui s’est créé au fil du temps et des lectures.

J’ai toujours apprécié cette image de la bibliothèque, créée par Aby Warburg, dans laquelle les livres étaient rangés par voisinage. Le rangement était tout à fait dynamique et changeait au cours du temps. Ce qui m’intéressait, c’est que le choix de rangement reflétait une forme de pensée, et j’ai immédiatement fait un parallèle avec mon travail de « rangement » du matériau, d’organisation dans un espace. La notion de « Denkraum », d’espace de pensée, chère à Warburg, trouvait une très grande résonance dans mon propre travail.

J’ai, pour mes « compagnons », procédé de la même manière, par voisinage. Ils se sont ainsi multipliés lorsque j’avançais de référence en référence. Ces immenses figures ont fini par prendre une importance capitale dans mon travail. Lorsque je compose, ils m’accompagnent, ce sont mes fantômes (même si certains sont encore vivants !), je ne suis jamais seule devant ma page blanche.

DSC_5162Répétition de Namenlosen à la Cité de la musique

De ce point de vue, qu’en est-il de Namenlosen, l’œuvre que l’EIC créera le 9 juin prochain ?

Ce n’est pas tout à fait un hasard si la pièce est dédiée, outre les commanditaires, à Georges Didi- Huberman… Cette pièce fait partie intégrante d’un cycle autour de son travail. Le titre (les « sans-nom » en allemand) fait directement référence à Walter Benjamin – référence fondamentale pour Didi-Huberman – et à ses thèses Sur le concept d’histoire.

Je suis par ailleurs depuis deux ans les séminaires de Didi-Huberman à l’EHESS qui portaient, l’an passé, sur Sergueï Eisenstein et, cette année, sur la question des soulèvements. L’un des premiers livres que j’ai lus de lui, Survivance des lucioles, qui « survit » d’ailleurs dans beaucoup de mes pièces, préfigurait déjà selon moi bon nombre de sujets sur lesquels il travaille aujourd’hui. Je me souviens qu’il faisait par exemple déjà référence à Hannah Arendt (sur laquelle j’avais composé une pièce électroacoustique au tout début de mon parcours académique) et au début de La Crise de la culture où Arendt parle notamment de « pensée diagonale ». Dans sa préface, elle cite l’aphorisme de Char extrait des Feuillets d’Hypnos qui me parle tant, peut-être chaque jour davantage : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. »

DSC_5171Répétition de Namenlosen à la Cité de la musique

Cela pour dire non pas qu’il utilise encore les mêmes références aujourd’hui – certaines sont-elles seulement épuisables ? – mais pour sous-entendre que, en m’intéressant à son travail, j’ai vu à quel point au fil du temps son « atlas », sa « table de montage », son Denkraum tissait à chaque livre de nouveaux fils, de nouvelles connexions entre les différents objets de sa « bibliothèque » à lui et qu’à travers tout cela surgissait peut-être cette « force diagonale », si chère à Arendt. Namenlosen est irrigué de bon nombre de ses livres, de Survivance des lucioles en passant par Atlas ou le gai savoir inquiet, Peuples exposés, peuples figurants, Sortir du noir ou encore son dernier : Peuples en larmes, peuples en armes.

Je ne m’attends pas à ce que les auditeurs pensent à Didi-Huberman en écoutant ma musique, ce serait tout à fait naïf. En revanche je reste persuadée que cette pièce n’aurait jamais existé sans la pensée lumineuse présente dans tous ses livres.

4-nachleben_jblondeauPage de la partition de Nachleben de Julia Blondeau

Votre pièce interroge la figure du soliste, une figure essentielle de l’EIC. Comment la remettez-vous en jeu, particulièrement dans le cadre d’un travail avec l’Ensemble justement ?

L’Ensemble intercontemporain est en effet présenté comme un ensemble de solistes. Mais je crois que le terme fait, dans ce cas précis, davantage référence au niveau de ses musiciens, exceptionnel il faut bien le dire. Cette pièce est ma première collaboration avec l’EIC. J’ai souhaité profiter de cette chance pour tenter un maximum de choses et prendre beaucoup de risques pour profiter de ce potentiel musical humain incroyable.

On a pour cette pièce un ensemble assez conséquent de 22 musiciens qui sont en position « classique » sur scène et face au public. Mais j’avais choisi dès le départ une configuration un peu étrange des solistes : une trompette, à l’arrière du public, un hautbois sur le côté gauche, un alto à droite, sur scène mais un peu en retrait, et enfin une flûte, dans une position singulière à l’arrière de l’ensemble, tout à fait « antinaturelle » puisqu’elle se trouve derrière les cuivres.

_DSF6425Philippe Grauvogel, soliste dans Namenlosen

Par ailleurs, ces quatre solistes, qui ont des voix très souvent complémentaires, sont éloignés dans l’espace, ce qui oblige à imaginer un certain nombre de subterfuges pour leur créer un espace propre. Surtout, je n’ai pas souhaité écrire une partie de soliste excessivement virtuose, placée au-devant, et qui, d’une certaine manière, soit un peu là pour épater la galerie dans un concours de pirouettes synchronisées, toutes contemporaines soient-elles !

L’ensemble, sur scène, n’est pas une masse uniforme : si l’on suit l’intitulé de l’ensemble, justement, ce sont des solistes. Ce qui sous-entend pour moi que l’ensemble forme en lui-même un espace de résonance pour les solistes spatialisés. Ainsi l’unité de l’ensemble éclate-t-elle parfois pour faire écho aux solistes et leur céder un peu d’espace…

Cette pièce est aussi une expérimentation sur les lumières, sur les manières d’éclairer ou non un « personnage », en explorant les différents « discours » possibles en regard de ces divers modes d’éclairage. Chaque mise en lumière implique une considération différente des unités (solistes, ensembles) prises tour à tour comme unités singulières, communauté organisée, figures portées aux nues ou survivances furtives.

 

Les œuvres de Julia Blondeau sont à découvrir sur Soundcloud :

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Photos de Julia Blondeau © Déborah Lopatin / Ircam