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Genesis : 7 jours, 7 créations, 7 compositeurs.

Entretien Par Pierre-Yves Macé, le 20/03/2017

Au-dessus de l'Himalaya. Inde. Mai 1998 Above Himalayas. India. Mau 1998.

Le 30 mars à la Philharmonie de Paris, cap sur la Création avec un grand « C » avec le projet Genesis qui clôturera les célébrations du quarantième anniversaire de l’EIC. Matthias Pintscher, directeur musical de l’Ensemble intercontemporain, a eu l’idée de proposer à sept compositeurs de créer chacun une œuvre à partir de l’un des 7 jours de la Création selon le récit mythique de la Genèse.

Un thème original, et peut-être un peu intimidant, qui leur permet en outre de donner leur vision propre du processus créatif.  Nous leur avons demandé de répondre aux deux questions suivantes :

1/ Comment décririez-vous votre création et sa relation particulière au texte de la Genèse, qui en est le point de départ ?

2/ Comment vous définiriez vous en tant que créateur ? Et comment décririez-vous ce qui vous amène à créer une œuvre musicale ?

 

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Premier jour, par Chaya Czernowin
Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. La terre était un chaos, elle était vide ; il y avait des ténèbres au-dessus de l’abîme, et le souffle de Dieu tournoyait au-dessus des eaux.
Dieu dit : « Qu’il y ait de la lumière ! » Et il y eut de la lumière. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière et les ténèbres.
Dieu appela la lumière « jour », et il appela les ténèbres « nuit ».
Il y eut un soir et il y eut un matin : premier jour.

Chaya Czernowin

1/ Afin de pouvoir composer, j’ai besoin de trouver un point de connexion au texte, quelque chose qui illumine mon imagination. Dans le texte du premier jour de la Genèse, ce fut la phrase suivante : « La terre était un chaos, elle était vide ; il y avait des ténèbres au-dessus de l’abîme, et le souffle de Dieu tournoyait au-dessus des eaux ». Comment peuvent sonner l’informe, le vide de la terre et l’« abîme » ? Le texte nous dit également que ce « vide » était contemplé : « … le souffle de Dieu tournoyait au-dessus des eaux ». Je trouve très frappant l’écart entre le chaos, le vide et l’abîme, et cette présence divine qui est simplement là, à observer d’en haut. Ce ne sont là que des métaphores, mais elles exposent pour moi déjà clairement des problématiques musicales. Je sais d’ores et déjà que je vais devoir traiter la question du vide, avec une trame temporelle informe. La présence qui « survole » prendra forme plus tard, et elle permettra sans doute de clarifier tout ce qui relève des ténèbres, de l’informe, de l’instable et de l’invisible.

2/ Chacune de mes compositions prend place au sein de mon œuvre. J’ai à mon actif un assez large catalogue de pièces qui est comparable à une créature. Celle-ci a sa façon de fonctionner, de penser : elle développe une forme de conscience d’elle-même et elle sait à quel endroit elle doit changer, progresser, se développer. Ainsi, je ne peux pas dire que je crée « ex nihilo », ce serait pour moi délirant ; je dirais plutôt que j’ai élaboré un « organisme de pensée ». Cet organisme, j’éprouve le besoin constant de le mettre au défi, de l’élargir et de le questionner, de manière à ce qu’il puisse se développer plus avant en tant qu’interprète fidèle de ma relation au monde.

 

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Deuxième jour, par  Marko Nikodijevic
Dieu dit : « Qu’il y ait une voûte au milieu des eaux pour séparer les eaux des eaux ! » Dieu fit la voûte ; il sépara les eaux qui sont au-dessous de la voûte et les eaux qui sont au-dessus de la voûte.

Marko Nikodijevic

1/ Je ne me sens nullement contraint, mais plutôt inspiré par le texte, par sa signification et sa substance poétique, à un niveau symbolique comme pictural. L’idée et l’image des eaux qui se séparent en paradis (en haut) et océans (en bas) sont hautement musicales. Ma pièce consistera en un processus simple, unique et irréversible ; ce sera, au sens large, une sorte de peinture de sons (tone painting).

2/ Mon approche varie selon la pièce que je compose. Parfois, je pars de rien, imaginant une procédure compositionnelle ou un système strict qui évoluerait ensuite vers un matériau musical (auto-)développé. Il m’arrive sinon de reprendre un fragment de mes esquisses antérieures, ou de partir d’un échantillon d’un autre compositeur (Gesualdo est pour moi une source intarissable). C’est un mélange de calcul et d’intuition, de processus rigoureux et de résultats inattendus – comme s’il s’agissait de trouver un chemin dans un labyrinthe : parfois, on se perd, parfois on trouve tout de suite la sortie, et occasionnellement, on découvre un chemin dont on ne soupçonnait pas l’existence.

 

Frank Bedrossian
Troisième jour, par Franck Bedrossian
Dieu dit : « Que les eaux qui sont au-dessous du ciel s’amassent en un seul lieu, et que la terre ferme apparaisse ! » Il en fut ainsi. Dieu appela la terre ferme « terre », et il appela la masse des eaux « mer ». Dieu vit que cela était bon.
Dieu dit : « Que la terre donne de la verdure, de l’herbe porteuse de semence, des arbres fruitiers qui portent sur la terre du fruit selon leurs espèces et qui ont en eux leur semence ! » Il en fut ainsi.

Franck Bedrossian

1/ Si l’on s’en tient à la description du troisième jour dans le texte biblique, l’on peut constater qu’elle est déjà riche de possibilités. Elle suggère notamment formes, morphologies et mouvements – et, par extension, ce que certains plasticiens pourraient appeler le « rendu matiérique » : contrastes entre l’eau et le sec de la terre ferme, apparition de nouvelles espèces, dynamismes opposés.
Les deux étapes distinctes de ce troisième jour (séparation de l’eau et de la terre ; création de la végétation) induisent également une forme de diptyque, un ensemble de causalités, de divisions, un mouvement anthropique lié à l’apparition de la végétation en plusieurs espèces. Autrement dit, la dimension dynamique et contrastante de ce troisième jour, sa « dramaturgie sans personnages » me parle, sans pour autant me contraindre. Je prends ces éléments comme autant de possibles, tout en sachant que l’écriture et le temps de la composition révéleront d’autres voies que celles envisagées dans un premier temps.

2/ À l’origine, ce ne sont pas les processus qui me conduisent à créer une œuvre musicale, ce sont les affects.
Justement, il semble que ces affects, ces émotions, cherchent leur forme et que pour cette raison, un certain nombre de processus et de techniques spécifiques seront mis en œuvre. Mais je ne réduirais pas pour autant la composition à la mise en forme d’une émotion, ou même d’un concept quel qu’il soit. Je crois davantage à la beauté des collisions : notamment celle de l’affect et de la dimension technique, se modelant l’un l’autre à la faveur d’une chimie complexe organisée par le compositeur lors du processus de création.
Quant à la question de la matière… c’est, en ce qui me concerne, le son lui-même qui en est le centre de gravité, pris dans sa dimension physique, historique et musicale.
La possibilité d’une apparition « ex nihilo », si elle fait sens dans le cadre de ce projet autour de la Genèse, m’est étrangère, car j’ai bien conscience de composer cette fois-ci pour des instruments qui sont pour la plupart issus de la tradition symphonique. Ils ont chacun leur histoire, et le rapport à la tradition est donc posé a priori. Toutefois notre approche du monde instrumental symphonique a été profondément modifiée par les nouvelles technologies. L’expérience et les pratiques liées à l’électronique m’ont permis – et c’est le cas pour beaucoup de compositeurs – d’écouter le monde instrumental bien différemment, et elles ont influencé mon écriture. Outre le fait de découvrir de nouveaux matériaux et de s’y confronter, le défi du compositeur consiste également à proposer une nouvelle écoute, des fonctions et situations musicales inédites. Tout cela implique non pas d’ignorer le passé mais d’avoir acquis une conscience lucide et créative de l’histoire pour finalement aboutir à une perception renouvelée, tournée vers le futur.

 

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Quatrième jour, par Anna Thorvaldsdottir
Dieu dit : « Qu’il y ait des luminaires dans la voûte céleste pour séparer le jour et la nuit ! Qu’ils servent de signes pour marquer les rencontres festives, les jours et les années, qu’ils servent de luminaires dans la voûte céleste pour éclairer la terre ! » Il en fut ainsi. (…)

Anna Thorvaldsdottir

1/ Je travaille en m’inspirant de la lumière et de l’obscurité, des contrastes entre les deux, et des différents degrés de « lumière imposante » et de « lumière moindre », tels qu’ils sont décrits dans la création au quatrième jour. Je m’inspire aussi de la structure des saisons et des relations entre le soleil, la lune et les étoiles. Je me laisse intuitivement influencer par ces idées qui ont pour moi de très fortes résonances et connexions musicales.

2/ Mon rapport à la composition est très intuitif : au départ, lorsque je commence à travailler sur une nouvelle pièce, je prends tout le temps dont j’ai besoin pour rêver de la musique et écouter intérieurement les sons et la structure de la pièce. En ce sens, donc, je suis une compositrice plutôt introvertie.
Lorsque j’ai trouvé les idées initiales pour une œuvre, j’écris des esquisses pour les fixer et garder une mémoire de la musique. Puis, quand j’ai une vue claire de ce à quoi ressemblera l’œuvre, alors je commence à l’écrire sur papier. À ce stade, je mobilise différents systèmes et techniques pour créer la musique, mais je fais en sorte que le système ne prenne jamais en charge le processus créatif. C’est-à-dire que si j’estime que le système que j’ai élaboré ne génère pas le résultat souhaité, alors je l’abandonne et j’en trouve un autre.
Je travaille rarement avec du matériau préexistant ; je préfère que les structures, les sons et les harmonies que je convoque soient chaque fois le fruit de l’approche intérieure et intuitive.

 

article©CarlesFargas2013
Cinquième jour,  par Joan Magrané Figuera
Dieu dit : « Que les eaux grouillent de petites bêtes, d’êtres vivants, et que des oiseaux volent au-dessus de la terre, face à la voûte céleste ! » Dieu créa les grands monstres marins et tous les êtres vivants qui fourmillent, dont les eaux se mirent à grouiller, selon leurs espèces, ainsi que tout oiseau selon ses espèces.

Joan Magrané Figuera

1/ Le contenu textuel de la Genèse – la succession des sept jours et chaque jour en soi – présente lui-même la forme et la construction claire d’une composition musicale. Le Créateur nomme ses créatures, les multiplie et les développe dans toutes les formes possibles : on ne se trouve pas très loin du processus de travail du compositeur.
Dans ma pièce, je compte me servir des chiffres 5 et 7 (références respectives au cinquième jour et au nombre total de jours de la création) pour l’élaboration de la structure formelle, du matériel intervallique et des combinaisons instrumentales. Les trois percussionnistes – saisis comme une unité – formeront avec la harpe et le piano une sorte de basso continuo. La durée de la pièce, 10 minutes, sera structurée par deux proportions temporelles : 5:5 et 7:3.

2/ Cela fait déjà un certain temps que ma façon de penser la musique et la création s’est éloignée de la pure abstraction structurelle. Les sources dont je me sers comme impulsion sont multiples et diverses. Mon processus créatif – pas du tout systématique, il change et s’adapte selon le projet en question – est plus ou moins toujours le même : entamer d’abord un long chemin de réflexion et de mise en relation de tout ce qui forme l’impulsion de la pièce (les sources d’inspiration, les interprètes qui la joueront), pour ensuite, à partir de croquis et schémas, aller chercher le détail. Je cherche toujours à canaliser les idées dans cette direction qu’il faut imposer à la volonté expressive pour lui donner un sens, une forme, et trouver l’indispensable équilibre entre la passion brute et l’exigence de rigueur. Au niveau logistique, mes outils sont toujours les mêmes – hormis les oreilles – : le crayon et le papier.

 

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Sixième jour, par Stefano Gervasoni
Dieu dit : « Que la terre produise des êtres vivants selon leurs espèces : bétail, bestioles, animaux sauvages, chacun selon ses espèces ! » Il en fut ainsi.
Dieu dit : « Faisons les humains à notre image, selon notre ressemblance, pour qu’ils dominent sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre et sur toutes les bestioles qui fourmillent sur la terre. »
Dieu créa les humains à son image : il les créa à l’image de Dieu ; homme et femme il les créa. Dieu les bénit ; Dieu leur dit : « Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. » (…)

Stefano Gervasoni

1/ Dans toute la Genèse, on assiste à un double processus de séparation et de raffinement. Le Créateur distingue au sein d’une matière chaotique des entités qu’il nomme, et qui nomment à leur tour d’autres entités, etc. Pour ma pièce, j’aimerais développer cette idée de séparation en créant au sein du tutti deux groupes instrumentaux, deux organismes distincts, qui à leur tour vont créer d’autres regroupements. Mais ce geste de séparation garde une sorte de « nostalgie » de la fusion originelle, qui n’est jamais oubliée. Ma journée est celle des hommes et des animaux, deux entités à la fois séparées et unies : chez l’homme, il y a une part d’animalité, tandis que chez les animaux, il y a une composante humaine. Si l’on transpose cela en musique, la composante animale serait ce qui relève de la nature, l’acoustique, tandis que la partie humaine serait les données linguistiques (harmonie, contrepoint, rythme) par lesquelles on essaie de dompter cette matière : l’« homme qui nomme » décrypte les lois de l’univers sonore, maîtrise et paramètre ses aspects pour s’en servir de façon expressive.
Cette question de la part animale est particulièrement vive dans la musique d’aujourd’hui, cette « musique du son » – musique « sonique » ou « sonale » – qui fait suite aux musiques modale et tonale. Toute la question, dans cette évolution, c’est d’arriver à regarder ce que l’on laisse derrière soi, de parvenir à intégrer de nouvelles modalités expressives sans oublier les précédentes.

2/ On pourrait dire, pour schématiser, qu’il y a des compositeurs qui ont tendance à penser l’histoire de la musique comme un phénomène rectiligne, purement évolutif, d’autres qui se sont toujours demandés comment revenir en arrière, réélaborer une matière déjà reçue, et d’autres encore qui peuvent parcourir l’histoire et le présent dans les deux sens, comme un va-et-vient permanent, un court-circuit qui active sans cesse la création. Imaginer que l’on écrit quelque chose de nouveau est fondamental ; sans cela, on n’écrirait pas. Mais pour moi, il est important d’entretenir un rapport vigilant avec l’histoire, d’avoir conscience que ce que l’on écrit peut très bien avoir été déjà écrit par d’autres.
Pour composer, mes points de départ sont multiples : un morceau tiré d’une pièce du passé, un fragment de soundscape enregistré n’importe où, un geste instrumental, un rythme, ou bien une parole… L’important est que je puisse avoir la sensation profonde d’avancer, de me renouveler à chaque nouvelle œuvre, quitte à dérouter mon auditoire. Emprunter un chemin déterminé et dire au public, « voici le chemin, suivez-moi », c’est une démarche qui ne me ressemble pas. Je préfère que l’auditeur fasse l’effort de retrouver les lignes de force souterraines qui peuvent relier des situations expressives opposées.

 

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Septième jour, par Mark Andre
Ainsi furent achevés le ciel et la terre, et toute leur armée. Le septième jour, Dieu avait achevé tout le travail qu’il avait fait ; le septième jour, il se reposa de tout le travail qu’il avait fait.
Dieu bénit le septième jour et en fit un jour consacré, car en ce jour Dieu se reposa de tout le travail qu’il avait fait en créant (…)

Mark Andre

1/ Ma pièce traitant du septième jour de la Création selon la Genèse se nomme riss 1 (fissure) : elle est en lien avec la biographie de Jésus de Nazareth, baptisé dans le Jourdain, fleuve coulant dans la vallée la plus basse du monde. Durant la Passion, le ciel se fissure. Ainsi, des interstices entre des familles de temps et de sons marqueront la respiration de la pièce.

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Photos (de haut en bas) : © Alain Willaume / © Photo Schott Promotion – Astrid Ackermann /© Manu Theobald / © Philippe Gontier / © Saga Sigurdardottir / © Carles Fargas / DR / © Philippe Gontier
Extrait du livre de la Genèse : textes des chapitres 1 et 2 du livre de la Genèse, extraits de la Nouvelle Bible Segond.