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Ponts invisibles. Entretien avec Bryce Dessner.

Entretien Par David Sanson, le 31/08/2016

Les 24 et 25 septembre Bryce Dessner sera l’invité inattendu d’un week-end à la Philharmonie de Paris. Jeune compositeur très en vue, révélé notamment grâce à son travail avec Steve Reich et le Kronos Quartet, ce musicien est également guitariste au sein du groupe rock The National . Nous l’avons questionné sur cette singulière double vie musicale, ainsi que sur l’œuvre qu’il prépare pour l’Ensemble intercontemporain.

Bryce, à quoi ressemblera, On a Wire, la création que vous préparez pour l’Ensemble intercontemporain ?

Matthias Pintscher, le directeur musical de l’Ensemble intercontemporain, avait envie que j’écrive pour l’effectif le plus fourni possible. A priori, la pièce devrait comprendre jusqu’à trente instrumentistes, dont je ferai également partie. Si je m’efforce de ne pas me distribuer systématiquement dans les œuvres qu’on me commande, dans le cas d’un ensemble du niveau de l’intercontemporain, j’avais vraiment envie de glisser ma guitare à l’intérieur de l’orchestre.
À l’heure où je vous parle, la partition s’oriente vers une forme assez classique : c’est une sorte de symphonie de chambre en quatre brefs mouvements aux identités vraiment affirmées. En ce sens, elle tranche avec les longs développements et les formes en arche propres à beaucoup de mes pièces (et dont Raphael est un bon exemple). Elle mettra en évidence ce « pont invisible » qui relie la musique française et européenne à la musique américaine : car si l’on souligne toujours combien celles-ci sont différentes, il y a aussi, à l’évidence, tellement d’influences communes !
Cette commande est avant tout l’occasion pour moi de m’immerger dans le répertoire de l’Ensemble intercontemporain – la grande musique du xxe siècle, avec par exemple certains chefs-d’œuvre de Boulez ou de Lachenmann – et d’y répondre, en quelque sorte, avec mon propre langage. Parce que j’ai travaillé directement avec Reich et Glass, on me considère souvent comme un post-minimaliste, et il est vrai que par certains aspects, ma musique s’y rattache de manière évidente, et peut évoquer un certain style américain. Mais depuis un moment, j’essaie d’explorer d’autres horizons : un compositeur comme Lutosławski, par exemple, me passionne ; sa Musique funèbre est pour moi l’une des plus belles pages orchestrales qui soient…

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Ce « pont invisible », ce serait donc cet axe symbolique qui relie le jeune musicien américain que vous êtes à la tradition européenne ?

Une chose est sûre : je n’ai aucune envie de livrer une composition-pastiche. L’enjeu pour moi se situe plutôt en termes d’« objets trouvés » (found objects). Dans ma musique, vous pouvez par exemple avoir un passage qui fait penser à Reich, et l’instant d’après passer à quelque chose de totalement différent. C’est une succession de micro-moments, comme des petits mobiles. En matière de composition, les systèmes m’intéressent sans doute moins que l’orchestration, la verticalité de la musique. Sans vouloir dénigrer ni sous-estimer la polémique autour de la musique contemporaine – qui pouvait déjà opposer Cage et Boulez –, j’essaie de ne pas m’inscrire dans ces batailles idéologiques en évitant de savoir où je me situe, sans suivre telle voie plutôt que telle autre.

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Les compositeurs qui m’inspirent en ce moment, Lutosławski ou Berio par exemple (ou bien sûr Ives, Zappa, Neuwirth dont les œuvres seront présentées lors de notre « week-end » à la Philharmonie), ont justement toujours déployé dans leur musique une vaste palette d’intérêts différents ; ils pouvaient aussi bien composer des pièces d’avant-garde que mettre en musique des airs populaires… De même, j’essaie toujours de garder une certaine naïveté dans mon approche. L’une de mes motivations principales reste avant tout l’envie de faire de nouvelles expériences, et d’apprendre des choses. Je vis désormais à Paris, dans un environnement musical différent, et j’ai la chance de travailler avec l’EIC et Matthias Pintscher : c’est avec tout cela que je veux jouer. Ne pas me contenter de livrer une partition aux musiciens pour qu’ils l’exécutent, mais m’asseoir au milieu d’eux, et participer.

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Votre parcours est pour le moins atypique – du moins selon les normes en vigueur en France. Vous menez en effet, parallèlement à votre parcours de compositeur, une carrière de musicien de rock avec le groupe The National. Comment s’articulent ces deux facettes de votre travail de musicien ?

The National, c’est comme ma famille ; quelque chose d’essentiel. Ce qui nous intéresse, ce sont les chansons : quel que soit l’intérêt d’une composition, nous ne la gardons que si elle est d’abord une bonne chanson. La musique « classique », c’est un domaine qui m’est plus personnel : plus ambitieux, et souvent plus aventureux. C’est le lieu où je me mets le plus à l’épreuve moi-même, celui qui me pousse le plus à m’éloigner de ce qui pourrait m’être naturel…
Pendant longtemps, dans l’histoire de la musique, il y a eu une tradition de l’avant-garde : des compositeurs comme Stravinsky et Schönberg ont vraiment voulu (et su) créer des œuvres révolutionnaires. Puis la musique classique s’est progressivement institutionnalisée, tandis que l’avant-garde, par exemple aux États-Unis, se déplaçait de plus en plus dans les clubs de jazz et les salles de concert punk. Les musiciens de ma génération ont été immergés dans cette culture, sans perdre le goût des musiques exigeantes et ambitieuses.

_mg_3610Bryce Dessner, Matthias Pintscher et Christelle Séry à la Philharmonie de Paris, septembre 2016

Depuis le milieu des années 1970, particulièrement à New York, les deux cultures se sont beaucoup rencontrées et mélangées, à tel point qu’une entraide entre artistes dépassant les clivages musicaux a pu se développer. Pour moi, cela a été un endroit très stimulant pour grandir : j’ai été initié à la nature collaborative propre au rock, et aussi à la fusion des arts, au travail avec les plasticiens, les chorégraphes… Mais quand j’ai commencé mes études musicales, on m’a dit qu’il fallait désormais que je choisisse. Pourquoi ? J’avais l’impression qu’au contraire, je n’étais pas obligé de choisir. Vivre dans ces deux univers parallèles est ce qui fait une part de ma singularité. Je ne dirais pas que c’est facile – parfois, en termes d’emploi du temps, c’est même un peu de la folie. Mais c’est aussi une dynamique d’autant plus intéressante et enrichissante que je vieillis : pour un musicien de rock, je deviens quelqu’un de vieux – tandis qu’en tant que compositeur classique, je suis encore très jeune ! Mais tout ça reste de la musique, et ce qui m’intéresse, encore une fois, ce sont la perméabilité de ces mondes, ces ponts invisibles.

 

Photos (de haut en bas) : Bryce Dessner © B.Shervin / 2-4 © Luc Hossepied pour l’Ensemble intercontemporain /© Franck Ferville