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Pierre Boulez, un mentor et un ami.

Entretien Par Matthias Pintscher, le 25/01/2016

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Pierre était un mentor et un ami. Quelqu’un que j’admirais bien avant de le rencontrer. Sa disparition est un choc, et j’en suis très touché. C’est la fin d’une ère mais sa présence se ressent partout. Son héritage est immense, à nul autre pareil ! Aucune autre personnalité de la seconde moitié du vingtième siècle n’a autant déterminé la musique, sa pensée et ses modes de diffusion et de création. Et pourtant, c’est avec une grande modestie qu’il a œuvré, créant toutes ces institutions essentielles que sont l’Ensemble intercontemporain, bien sûr, mais aussi l’Ircam, la Philharmonie de Paris, l’Académie de Lucerne… Il ne les a pas fondées pour lui, ce ne sont pas des monuments à sa gloire, bien au contraire. Ce sont des navires qu’il a lancés, pour qu’ils puissent naviguer en toute liberté. Il leur a donné naissance, comme un père. Toutes ces structures qu’il avait bâties, c’est à notre génération de les faire vivre, c’est à notre génération qu’il revient de bâtir les suivantes. Il n’aurait pas supporté que nous restions coincé dans une posture « boulézienne ». S’arrêter de penser, d’innover, l’aurait scandalisé ! Nous devons continuer à avancer, à transmettre, rester à l’écoute. Il ne supportait pas ceux qui se reposent sur leurs lauriers.

Je me souviens encore de notre rencontre. C’était il y a quinze ans, à Lucerne. C’est le directeur du Festival qui nous avait présentés. En y allant, j’avoue, j’étais très angoissé ! Je craignais qu’il me pose des questions auxquelles je n’aurais pas su pas répondre, sur ma musique, sur mes choix… Il était dans mon esprit un emblème du structuralisme, et j’appréhendais une discussion qui nous mènerait sur ce terrain. En réalité, il n’en a pas été question. Ce fut une conversation extrêmement plaisante et ouverte, qui dura près de trois heures. Tout y est passé : Godard, Bacon, Chéreau, la gastronomie… Aucun autre compositeur ou créateur de sa génération n’était aussi généreux de son temps et de son savoir, ni aussi généreux tout court. Il était bien plus intéressé par nous que par lui ! J’ai tant appris sur ma propre musique avec lui ! J’avais tant d’affection et d’admiration pour lui, comme nous tous — même ceux qui ne l’ont croisés que brièvement.

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Plus tard, lorsque j’avais besoin d’apprendre une nouvelle partition, j’allais le voir chez lui à Baden-Baden et nous l’analysions ensemble pendant des heures. C’est aussi là que se trouve notre dette à son égard : dans cette volonté inextinguible de se faire l’avocat de la création. En tant qu’interprète, il ne suffit pas de faire des choix qui nous plaisent, mais d’étudier le contexte de la composition, afin de compléter l’image pour être le plus fidèle possible à l’intention créatrice.
Enfin, il y a sa musique, l’une des plus raffinées, sensuelles et délicates qui soit, mais aussi l’une des plus puissantes en termes de structure. Tout cela constitue un immense héritage, si beau et si précieux, envers lequel nous devons à présent prendre nos responsabilités. Il nous faut le comprendre, nous l’approprier, pour mieux aller de l’avant. C’est le plus bel hommage qu’on puisse lui rendre.
Quant à moi, aujourd’hui, c’est son sourire qui me manque. Ce sourire si discret et délicat, si plein d’affection en même temps que d’exigence, avant tout vis-à-vis de lui-même.

 

Photos (de haut en bas) : © Edouard Caupeil pour l’Ensemble intercontemporain / Jean Radel