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Jeune création au Conservatoire de Paris.

Entretien Par Lou Madjar, le 04/01/2016

Manuscrits_2Le 6 janvier prochain, place aux jeunes compositeurs avec ce concert de créations au Conservatoire de Paris qui conclue un travail pédagogique original mené avec les solistes de l’Ensemble intercontemporain. Ils s’appellent Giulia Lorusso, Daniel Alvarado Bonilla, Fabien Touchard, Thomas Menuet, Grégoire Letouvet. Ils viennent des quatre coins du monde, sont élèves en classe de composition du Conservatoire de Paris, et auront ainsi la chance d’entendre une de leurs œuvres dans des conditions optimales. Nous sommes allés à la rencontre de ces nouvelles voix de la création.

Comment êtes-vous devenu compositeur ?

Giulia Lorusso : Ce que je suis aujourd’hui, je le dois sûrement aux différentes personnalités que j’ai eu la chance de croiser sur mon chemin : je dois beaucoup à la confrontation, toujours enrichissante et fondamentale, avec les autres jeunes compositeurs que je côtoie, ainsi qu’aux enseignements de compositeurs expérimentés comme Alessandro Solbiati, mon professeur en Italie, Pierluigi Billone dont j’ai reçu les conseils en diverses occasions, ou Frédéric Durieux avec lequel j’étudie actuellement au CNSMDP. Enfin, j’ai appris de mes erreurs.

Daniel Alvarado Bonilla : J’ai commencé la musique en Colombie par la guitare classique, mais je me suis très vite aperçu que mon véritable intérêt était pour la composition. J’ai commencé à m’y former en autodidacte jusqu’à mon installation à Paris en 2009. Ma rencontre avec Edith Lejet, professeur de composition à l’École Normale de Musique, a alors été fondamentale dans mon parcours : c’est dans son cours que j’ai découvert, à travers l’analyse, l’écoute et la discussion, des compositeurs qui m’ont marqué et qui restent des références pour moi : Bernd Alois Zimmermann, György Ligeti, Luciano Berio, Salvatore Sciarrino ou Helmut Lachenmann. Plus tard, les rencontres avec mes professeurs Martin Matalon, Philippe Hurel et plus récemment avec Stefano Gervasoni au CNSMDP, ont indubitablement enrichi ma pratique.

Fabien Touchard : Pour ma part, c’est à l’adolescence que j’ai découvert les musiques d’Olivier Messiaen, György Ligeti et Karlheinz Stockhausen, ce qui a représenté une vraie révélation : le voile d’un coup se levait sur tout un pan d’un univers sonore jusqu’alors inconnu, qui n’a pas manqué d’exercer sur moi une réelle fascination. D’autres rencontres, avec des professeurs comme Thierry Escaich ou Stéphane Delplace, ont ensuite contribué à éveiller mon oreille aux charmes d’une musique plus consonante, mais bien d’aujourd’hui. J’ai fait la connaissance de Gérard Pesson plus tardivement encore. De toutes ces rencontres, humaines ou musicales, j’ai tiré une volonté de donner, dans la plupart de mes pièces, une résonance actuelle à certaines influences tirées d’une musique plus ancienne — qui représente nos racines musicales communes. Référence ne signifie pas nécessairement retour en arrière. Seul le pastiche pur et simple me semble anti-créatif. Comme dirait Machaut : « Musique qui les chants forge / En l’ancienne et nouvelle forge »

Thomas Menuet : Le monde de la création, au sens large, m’a toujours fasciné. Agencer des éléments comme on le souhaite et les rendre autonomes de manière à leur donner du sens, donner une nouvelle vision sur des idées que le sens commun s’accorderait à considérer comme éternellement bloquées à l’acception de l’objet : voilà un défi passionnant !
Pianiste de formation, j’ai toujours cherché à comprendre les tenants et les aboutissants corporels nécessaires à l’élaboration du son dans le contact physique avec l’instrument. Dans ce domaine, le travail de Christian Zimmerman m’a profondément marqué, tant par sa précision physique que par le son obtenu. Par la suite, la rencontre avec Peter Eötvös au Conservatoire de Caen m’a conforté dans ma volonté de devenir compositeur. Parmi les musiques qui m’ont beaucoup apporté, je pourrais citer celles d’Igor Stravinsky, de Pierre Boulez ou de Karlheinz Stockhausen ; George Crumb et Alexander Scriabine m’ont quant à eux sensibilisé à une approche quasi « ésotérique » du son. Je suis également passionné de danse, et l’œuvre de Pina Baush, sa manière de travailler la danse, de la vivre, de même que son engagement auprès de ses danseurs et les sujets qu’elle traite m’ont fortement influencé. J’ai toujours été très impressionné par son aspiration à la liberté, et ses invites aux danseurs d’entrer en contact avec eux-mêmes et avec le monde qui les entoure.

Grégoire Letouvet : J’ai commencé la musique par le piano classique mais j’ai rapidement développé mon oreille en relevant de nombreuses chansons de rock, jazz ou variété… m’ouvrant ainsi à l’improvisation et à la compréhension de l’harmonie. J’ai plus tard suivi des cursus de jazz, écriture et composition au CRR de Paris, où j’ai eu pu rencontrer, parmi d’autres, Stéphane Delplace, Emil Spanyi et François Leclère. Depuis mes 18 ans, je compose et arrange pour de nombreux projets (musique de film, de scène, commandes, ciné-concerts…) dès que je le peux. Le travail mené au sein de la classe de Gérard Pesson au CNSMDP m’a permis d’aborder chaque pièce comme une authentique exploration esthétique, tout en approfondissant un travail d’écoute intérieure et d’écriture d’une grande exigence.

 

creation conservatoire

 

Pourriez-vous décrire, en quelques mots, le projet et les enjeux compositionnels de l’œuvre qui sera jouée par l’Ensemble intercontemporain lors du concert ?

Giulia Lorusso : Il m’est toujours difficile de parler d’une pièce que je viens de terminer ou à laquelle je travaille encore. Les enjeux de cette œuvre en particulier ont évolué en cours de route, notamment grâce à la confrontation avec les musiciens de l’Ensemble intercontemporain et à leur disponibilité pour expérimenter divers esquisses ou idées au cours du travail.

Daniel Alvarado Bonilla : Dans En Laberintos (pour flûte basse, clarinette basse, basson, cor et alto), l’hétérogénéité de l’effectif instrumental a été pour moi la source du matériau musical ainsi qu’un élément essentiel dans la conception formelle de l’œuvre. Dans la première section de la pièce prédomine une sonorité plutôt homogène, avec des blocs rythmiques et énergiques suivis de brèves suspensions qui prennent progressivement de l’ampleur. La deuxième partie s’articule principalement autour de l’opposition et des possibles points de rencontre de deux groupes instrumentaux : le cor et l’alto, d’une part, et la flûte basse et la clarinette basse d’autre part, le basson faisant le lien entre les deux. De là, la pièce fait l’aller-retour entre les deux groupes qui présentent tour à tour leurs discours propres, dont le matériau constitutif est en constante évolution. Cette trajectoire est néanmoins fragmentée : les groupes alternent et s’interrompent les uns les autres, par des éclats abrupts de tutti énergiques, qui rappellent la première partie de l’œuvre.

Fabien Touchard : Mon sextuor explore diverses formes d’écriture du geste « impact/résonance ». La harpe est au centre du dispositif, tant d’un point de vue spatial que musical : c’est elle qui génère les divers agrégats utilisés dans la pièce. L’idée de départ était de travailler sur un ensemble de cribles, c’est-à-dire un ensemble fixe de hauteurs qui sont utilisées à l’exclusion de toutes les autres. Le crible peut être considéré comme un pochoir : pour dessiner diverses figures musicales, dans un cadre harmonique fixe — et c’est ce qui m’intéressait ici. L’inconvénient du crible, toutefois, est son immuabilité. Aussi me semblait-il intéressant d’utiliser des cribles « mouvants », dont certaines hauteurs peuvent varier légèrement, parfois de façon imperceptible. Les figures musicales prennent leur source dans une succession d’apparitions/disparitions : des motifs surgissent et s’éloignent, un peu à la manière d’une pensée ou d’un souvenir qui s’envolerait aussitôt survenu.

Thomas Menuet : L’enjeu de cette pièce pour l’Ensemble intercontemporain est le rapport à l’autre, tour à tour drôle et douloureux. Cela a été l’occasion pour moi d’incorporer du théâtre à ma musique. À la manière d’un Mauricio Kagel, j’invite les instrumentistes à bâtir de nouveaux rapports entre eux. Des relations qui ne sont plus celles de collègues instrumentistes et prennent une nouvelle dimension. J’ai également travaillé l’aspect physiologique de la performance, qui est un de mes thèmes de prédilection. Dit simplement, j’indique à l’instrumentiste les tensions musculaires précises nécessaires à l’obtention d’un son particulier. Je mène ces recherches depuis trois ans, et j’ai constaté que les instrumentistes familiers de ces techniques « entendent » le corps de leur collègue appréhender le son, et peuvent, en fonction de cela, modeler leur propre son. Nous nous sommes ainsi rendus compte qu’un son joué « sous tension » s’entendait « en bas » et qu’un son joué « détendu » s’entendait « en haut ». Cette « localisation » du son dans le corps en permet l’orchestration et, en conséquence, la pensée de son mouvement. Une véritable révolution dans les relations chambristes et, plus largement, dans le « jouer avec les autres ».

Grégoire Letouvet : Poumon-Phase s’inspire de mes écoutes de musiques traditionnelles et rituelles javanaises, mongoles et africaines. J’ai cherché à transcrire puis adapter à un langage contemporain les éléments communs de caractère, de dramaturgie et d’instrumentation dans ces musiques aux destinations spirituelles diverses : offrande, incantation, cérémonie initiatique, célébration… La contrebasse est pensée comme un maître de cérémonie, guidant l’ensemble des musiciens d’un chant méditatif aux lointaines résurgences modales. La percussion, composée autour des sonorités étranges du steel-drum, en constitue le double et l’écho, tandis que l’ensemble des vents accomplit le cycle des respirations, métronome des transes incantatoires.

 

Illustration en haut d’article : esquisse de travail de Daniel Alvarado Bonilla