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Solaris, la planète océan. Entretien avec Dai Fujikura, compositeur

Entretien Par Bastien Gallet, le 27/02/2015

ok026©Franck Ferville
Le compositeur japonais Dai Fujikura a créé la musique de Solaris, opéra qui sera créé le 5 mars 2015 au Théâtre des Champs-Elysées à Paris. Il nous livre quelques clés d’une production aussi originale qu’ambitieuse inspirée par le roman culte de Stanislas Lem écrit en 1961. 
 
Dai Fujikura, qu’est-ce qui vous a intéressé dans le roman de Stanislas Lem, Solaris ?
Cela fait un certain temps que ce livre m’inspire. En 2005, j’ai composé Vast Ocean, une œuvre pour trombone, orchestre et électronique en temps réel qui explore la planète océan de Lem. Puis, quelques années plus tard, j’ai écrit K’s Ocean, qui forme avec la première une sorte de diptyque.
Une des choses qui m’a le plus intrigué dans le roman de Lem est ce sentiment d’inquiétante étrangeté que ressentent les occupants de la station orbitale gravitant dans l’atmosphère de Solaris. Leur immersion dans ce mystère rend sensible des affects et des dimensions de leur psyché qui n’auraient jamais pu apparaître sur Terre.
Ce que je préfère dans le livre est évidemment Solaris, cette planète océan qui met en abyme chaque personnage, qui projette devant eux leurs amours disparues. Le trouble est immense. Kris Kelvin voit par exemple sa femme morte ressusciter leur vie domestique à bord de la station ; tout en elle semble réel, exactement comme dans ses souvenirs, et l’on ne peut nier qu’il se prend au jeu, au moins pendant un temps. Le drame ne se joue donc pas seulement entre les personnages, mais aussi à l’intérieur d’eux-mêmes, comme s’ils étaient chacun habités par plusieurs personnes. Je pense que seule la musique peut exprimer pleinement ces conflits.
J’aime aussi beaucoup la manière dont Stanislas Lem décrit la planète. Mon passage favori est une des toutes dernières parties du livre, quand la surface de Solaris joue avec Kelvin, avec sa main, dans un échange troublant. Cela me fait penser à la relation que nous entretenons nous-mêmes avec notre planète, faite de désirs et de déconsidérations.
L’adaptation de Solaris sur laquelle vous avez travaillé associe plusieurs disciplines artistiques. Il résulte d’une collaboration entre trois artistes : Saburo Teshigawara (chorégraphe), Ulf Langheinrich (plasticien et vidéaste) et vous-même. Comment s’est déroulée plus particulièrement la collaboration avec Saburo Teshigawara ?
Teshigawara est l’auteur du livret de l’opéra, qu’il a écrit en japonais. Je l’ai traduit en anglais avec l’aide du poète anglais Harry Ross. La scénographie est très présente dans le livret, parfois jusque dans les moindres détails. J’ai pu ainsi visualiser les différentes scènes et déterminer quelle forme la musique devait prendre. Et dans la mesure où c’est moi qui aie traduit le livret, je peux choisir les mots qui conviendront le mieux à la ligne musicale sans modifier le sens du texte de Teshigawara.
ok017©Franck Ferville
Pourriez-vous décrire certains des procédés que vous avez utilisés pour composer la musique ?
Il y a un certain nombre de mots dans le livret que j’ai identifiés comme des mots-clés. À chaque fois que ces mots termes apparaissent, par exemple « Solaris » ou « Visitor », les chanteurs chantent le même motif transposé. Certains des personnages sont également liés à un son spécifique, comme l’Océan ou Snaut, et la musique se transforme quand les personnages changent d’humeur, par exemple quand Snaut est sincère, ce qui lui arrive rarement, ou quand Kelvin n’est pas honnête avec Hari, sa femme morte qui revient le hanter.
J’ai par ailleurs dédoublé Kelvin. Un chanteur situé en dehors de la scène exprime ses pensées, permettant ainsi au public d’entendre la différence entre ce qu’il dit et ce qu’il pense. L’identité sonore du Kelvin hors du plateau est traitée par l’électronique, reprise et spatialisée dans la salle de manière à ce que l’auditoire soit en quelque sorte plongé dans sa tête.
Hari, de son côté, chante plus lentement, dans un mètre régulier, ce qui lui donne une innocence bizarre, inquiétante. Sa part hystérique s’exprime essentiellement dans la musique qui vient épouser ses mouvements d’humeur, dans un rythme que j’ai souhaité à la fois agréable et cassé. Sa voix sera également légèrement traitée par l’électronique, en ajoutant comme des traînes à ses mélodies, mais aussi un peu de reverb, appliqué de manière fragmentaire, et qui lui donnera une touche d’étrangeté. Elle est à la fois ici, parmi nous, et en même temps très loin.
L’Ircam est partenaire du projet. Les parties électroniques seront composées dans leurs studios. Quel rôle joueront-elles dans l’opéra ?
L’électronique sera l’extension de l’ensemble instrumental. Un des principaux sujets de l’opéra est cette impression qu’ont les personnages d’évoluer dans un environnement radicalement étranger. Je voudrais que l’univers sonore de l’ensemble permette aux auditeurs de reconnaître quels instruments sont en train de jouer tout en ressentant qu’il y a dans chacun d’eux quelque chose de bizarre et de légèrement déplacé.
L’électronique sera jouée au cours de chaque représentation, en interaction avec le chef d’orchestre, les instruments, les voix, les danseurs, la vidéo et les lumières et chaque interprétation sonnera donc différemment des autres. L’électronique contribuera grandement à la constitution d’un son global, notamment en rapprochant les sons vocaux des sons instrumentaux. L’opéra aura le timbre d’un unique et vaste océan.


Photos (c) Franck Ferville