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Entretien avec Benjamin Attahir, compositeur

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 28/02/2015

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Le jeune compositeur et violoniste français Benjamin Attahir a eu la chance de bénéficier des conseils et du soutien de Pierre Boulez dans le cadre de la prestigieuse académie du Festival de Lucerne. Il se joindra aux festivités de son 90ème anniversaire, le 21 mars prochain, avec sa création Takdima. Il se souvient pour nous de cette rencontre déterminante…
Benjamin Attahir, vous avez été remarqué et soutenu par Pierre Boulez : dans quelles circonstances l’avez-vous rencontré ?
J’ai eu la chance de rencontrer Pierre Boulez au cours de l’académie du Festival de Lucerne. J’avais été sélectionné en tant que compositeur pour participer à l’atelier qu’il avait imaginé, The Composer Project : de jeunes compositeurs avaient la possibilité de développer pendant deux ans, de 2011 à 2013, une pièce d’orchestre et de l’entendre créée par l’Orchestre de l’académie, dans le cadre du Festival. Ces deux années de travail ont été jalonnées de plusieurs visites à Baden-Baden, chez Pierre Boulez, au cours desquelles nous parlions du projet, de sa forme, de son sujet. Puis, à mi parcours, nous avons fait un test grandeur nature avec orchestre pour se confronter à la réalité sonore de la pièce afin, éventuellement, de la réorienter. C’est le dernier atelier de ce genre qu’il a mené à Lucerne et nous étions deux, avec un compositeur anglais.
 Qu’est-ce qui vous a frappé, intéressé chez lui ?
D’abord, c’est quelqu’un de très perspicace, doté d’un regard et d’une oreille parfaitement sûrs, très affutés. Sa vision de la musique va à l’essentiel : lorsqu’il fait une remarque ou pose une question, ça peut souvent remettre en question bien des aspects de l’œuvre en cours !
J’ai également découvert un homme accessible, attentif, d’une grande ouverture d’esprit – il avait choisi pour cet atelier deux compositeurs très éloignés de son esthétique. Je suis arrivé avec une partition inspirée d’une pièce de viole de Marin Marais. Or, on sait combien il s’est opposé, dans sa musique tout du moins, au réemploi des musiques du passé : il s’est pourtant montré très intéressé par le projet, qu’il a soutenu jusqu’au bout.
Au cours des répétitions avec l’orchestre, nous avons beaucoup discuté, de choses et d’autres, de direction d’orchestre, du Conservatoire de Paris – il se demandait comment je pouvais supporter d’y rester ; son expérience n’y a pas été très agréable, notamment en raison de la présence de Darius Milhaud.
Que représente Pierre Boulez à vos yeux ?
C’est un personnage qui a de multiples visages. Il incarne une passerelle entre les différentes périodes de l’histoire de la musique : il n’a pas uniquement défendu la musique contemporaine, mais a dirigé Wagner, Mahler et bien d’autres. Je me souviens d’un moment, au cours de notre première séance de travail, qui m’a particulièrement frappé : nous parlions d’une œuvre de Stravinsky et il m’a dit, en tout simplicité : « Là, Igor s’est trompé. » Cette familiarité, en même temps que cette lucidité à l’égard de celui qui fut son ami, m’ont impressionné.
Avez-vous le sentiment d’avoir  une « dette esthétique » envers lui  tant du point de vue de l’héritage musical que de la démarche et des outils compositionnels ?
Je connais assez bien sa musique, même si elle ne m’a pas vraiment influencé du point de vue de l’esthétique – mon langage est assez éloigné du sien. Mais les outils compositionnels qu’il a développés me servent quotidiennement, détournés de leur objectif originel.
C’est mon premier professeur de composition au Conservatoire de Toulouse, Guy Ferla, qui m’a véritablement ouvert à la musique moderne. S’il n’a aucun lien avec Boulez, il a, en tant que compositeur, été très influencé par la pensée sérielle et sa rigueur, et les outils qu’il m’a transmis sont les mêmes que ceux de Pierre Boulez ; à commencer par cette exigence de l’oreille intérieure. Les premiers exercices qu’il m’a donné à faire consistaient à composer à partir d’une série de huit notes, puis de dix, puis de douze… avec une certaine sévérité dans la gestion du matériau. Ma formation de base, et la manière dont je fonctionne aujourd’hui, ont donc des racines bouléziennes. C’est sur ce terreau que j’élabore librement ma musique : une musique profondément influencée par la musique orientale, qui travaille l’hétérophonie et l’ornementation – ce qui, je le concède, est un geste également très boulézien.
Vous êtes aussi chef d’orchestre : l’exemple de Boulez a-t-il joué, là encore ?
En réalité, mon cheminement est autre : adolescent, mon désir premier était de devenir chef d’orchestre, même si j’écrivais déjà un petit peu. C’est pour cela que je me suis inscrit dans les classes d’analyse, d’écriture, d’harmonie, d’orchestration et de composition… Et la composition a progressivement pris le pas sur la direction. Je m’y suis d’ailleurs mis bien plus tard, d’abord car je souhaitais assurer la direction de mes propres œuvres – pour éviter cet intermédiaire supplémentaire entre moi et les musiciens – et pour garder un contact avec les interprètes et l’acte de créer du son. Je n’ai jamais voulu me couper de cette expérience – c’est pour cette raison que je n’ai jamais cessé ma pratique du violon.
Votre création, Takdima, a-t-elle été conçue comme un hommage à Boulez ?
Tout à fait ! « Takdima », en arabe classique, signifie « don » – comme un cadeau, mais aussi comme le titre du mouvement inaugural de Pli selon pli. La pièce elle-même s’appuie, à l’instar de bien des pièces « en hommage », sur un jeu cryptogrammatique assez simple – du type du motif B-A-C-H, utilisé par Bach et bien d’autres après lui.
Partant de la note la plus grave du hautbois d’amour (le la) – un instrument que j’aime beaucoup pour l’ambiguïté, la rondeur et la fragilité de ses timbres, mais aussi pour sa virtuosité –, j’ai élaboré un alphabet musical qui m’a permis d’écrire quatre séries, correspondant aux quatre mots « Joyeux anniversaire Pierre Boulez ». Ces quatre séries ont généré toute la pièce – avec toutefois une certaine liberté
Comment écrit-on pour l’Ensemble intercontemporain, quand on est un jeune compositeur ?
Écrire pour l’Ensemble change de fait l’approche compositionnelle. On les a tant entendus, tant écoutés. Au reste, j’ai refait l’académie du Festival de Lucerne en tant que violoniste, et j’ai eu l’occasion de les côtoyer de très près. On apprend à leur côté une virtuosité et une agilité –qu’elle soit rythmique, timbrique ou d’écoute – différente de la normale, hors norme, même. En écrivant Takdima, je me suis fait plaisir !

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Photo DR