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Musique friction. Entretien avec Amir Shpilman, compositeur

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 30/09/2014

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C’est à New-York que le jeune compositeur d’origine israélienne Amir Shpilman a rencontré Matthias Pintscher, le directeur musical de l’Ensemble intercontemporain. De cette rencontre est née la commande Iridescent Stasis, une nouvelle œuvre pour ensemble qui sera créée le 11 octobre à Venise dans le cadre de la Biennale. Une composition inspirée par la mer et le mouvement des vagues qui devrait trouver son « décor » idéal dans la Sérénissisme.
 
Amir Shpilman, lorsqu’on parcourt le catalogue de vos œuvres, on découvre des titres d’essence poétique (As if These Clouds, The Space Between), d’autres en hébreux (Hedef, Sheketak, Kol Nidrei) et certains de nature quasi scientifique (Asymptote 1 et 2). Traduisent-ils des sources d’inspirations extra-musicales pour vos créations ?
Pour être honnête, j’ai longtemps détesté les titres. Même si celui-ci fait partie de la composition, et qu’il représente le premier contact que le public aura avec une œuvre, j’ai l’impression que le titre limite l’œuvre, lui tenant lieu de packaging – ce que je déteste par-dessus tout dans notre monde moderne. Pour moi, seul le contenu est important, pas le contenant.
Je n’ai parfois pas le temps de trouver un titre, et j’ai besoin de prendre conseil auprès de gens en lesquels j’ai confiance et dont je me sens intellectuellement proche. Ce peut être un écrivain, un universitaire spécialiste des textes sacrés juifs, un rabbin, un scientifique, un poète ou un dramaturge. J’aime travailler avec des personnes qui évoluent hors du monde musical. Elles m’apportent une vision plus vaste, un point de vue différent, et parfois, leur érudition aidant, plus précis.
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Votre pays d’origine, Israël, sa culture, ainsi que la ville de New York où vous vivez actuellement transparaissent-ils dans votre musique ?
Laissez-moi vous raconter une anecdote : en août 2013, j’étais à Brooklyn avec un vieil ami lorsque j’ai entendu le raffut d’un métro approchant dans le lointain. Nous étions assis sous la structure massive du pont de Manhattan, ce colosse d’acier vieux d’un siècle qui supporte sur un peu plus de deux kilomètres un intense trafic automobile ainsi que quatre lignes de métro, une piste cyclable et un espace piétonnier. Mon ami n’avait jamais vu de structure aussi imposante, jamais vu autant de métal et d’acier réuni en un seul endroit. Il n’y a en effet rien de comparable en Israël.
À mesure que le métro approchait, j’ai tout d’abord entendu le fracas des parties métalliques se heurtant les unes aux autres, tel un épais brouillard de bruits. Puis de nouveaux sons se sont ajoutés à cette image : des sons stridents, des cliquetis, des chocs, des vrombissements. Des partielles harmoniques apparaissaient et se démultipliaient, envahissant tout le spectre sonore. Le volume est monté jusqu’à atteindre des sommets, et toutes ces notes se sont fondues dans un geste puissant. Le pont tremblait, le tumulte était si grand que nous avons dû nous boucher les oreilles. À son plus fort niveau, le son avait quasiment la même puissance qu’un grand orchestre symphonique poussé au maximum de sa puissance. Où cela s’arrêterait-il ? Le pont imploserait-il ? Non. Le chaos laissa place à l’accalmie, jusqu’à ce qu’un nouveau train arrive dans le lointain.
Ma musique se nourrit du conflit, de la friction, de la résistance. Je suis très ému par la capacité qu’ont ces forces puissantes à créer un mouvement, un geste, une forme. Je suis intrigué par l’idée d’une coexistence des extrêmes ou d’éléments contradictoires.
Une grande partie de mes recherches sonores consiste à rapprocher deux éléments apparemment en conflit et à les diviser en briques élémentaires pour voir ce dont ils sont faits, ce qui les lie, ce qui me permettrait de les fondre dans une méta-dimension qui dépasse le matériau d’origine et serait plus riche en saveurs…
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Parlez nous de votre nouvelle œuvre, Iridescent Stasis, qui sera créée par l’Ensemble à Venise, dans le cadre de la Biennale ?
J’ai grandi sur la côte méditerranéenne, dans les environs de Tel Aviv, où transite une intense activité maritime, et j’ai également servi dans la marine israélienne. La mer est un thème récurrent dans ma musique, et particulièrement important pour moi. Les vagues représentent à mes yeux une formidable impulsion qui charrie de nombreuses informations et détails. En dépit de sa croissance inlassable et de son infatigable mouvement en avant, la vague peut être perçue comme une entité stable, immobile, alors qu’elle s’avance vers nous, sans aucune retenue possible. J’essaie ici de donner le sentiment d’une vague éternelle, qui serait en même temps statique et mouvante. Pour écrire cette pièce, j’ai pris conseil auprès du compositeur Franz Martin Olbrisch qui a une grande maîtrise de l’informatique musicale mais aussi des musiques électroacoustiques et instrumentales.
Au moyen de processus algorithmiques – l’ordinateur est ici un outil –, il m’a aidé à traduire mes idées en architecture visuelle, ce qui me permet ensuite de les transcrire en valeurs musicales précises, qui ont trait au nombre de vaguelettes microtonales de tailles variées qui agitent la partition. J’aspire ici à l’unité du matériau. Chaque détail représente la forme globale de la pièce, et la forme globale de la pièce est présente dans chaque détail.
Je suis très honoré que l’Ensemble intercontemporain me donne l’occasion de tenter de recréer cette grande vague avec quatorze musiciens. J’ai hâte de voir comment elle déferlera sur Venise lors de la Biennale en octobre.
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Photos (de haut en bas) : DR / © Luc Hossepied pour l’Ensemble intercontemporain