Les paradoxes de Momente
ÉclairageEn redéfinissant les bases du langage musical, les compositeurs sériels des années d’après-guerre se sont rapidement heurtés au problème de la forme. Comment renouveler la forme musicale pour la rendre adéquate à la technique sérielle ? Si cette technique a permis d’éclater les principes de la tonalité, elle n’a pourtant pas généré de formes qui lui soient propres. La preuve en a été donnée par Schönberg qui n’hésita pas à revisiter les formes du passé au prisme du dodécaphonisme. Or, pour les compositeurs européens d’après-guerre, il n’est pas envisageable qu’une nouvelle syntaxe musicale – et plus globalement une nouvelle appréhension du phénomène musical – se contente des schémas formels hérités de la tradition.
Ainsi, Karlheinz Stockhausen (1928-2007) théorise dans son texte-manifeste Momentform (1960) l’idée d’une « forme sans fin » ou « forme momentanée »[1]. Là où la forme musicale traditionnelle se déploie en une courbe énergétique culminant dans un climax préparé et par là même prévisible, la momentform procède par entrechoc ou fusion de « moments » distincts animés par une tension continue. Le compositeur définit le « moment » comme « toute unité de forme possédant, dans une composition donnée, une caractéristique personnelle et strictement assignable ».
Karlheinz Stockhausen, Momente, Europa-Version, Royal Festival Hall London, 1973
Par son titre même, l’œuvre Momente était vouée à donner ses lettres de noblesses à cette conception nouvelle de la forme musicale. Elle est écrite pour soprano solo, quatre chœurs mixtes (chaque chanteur est équipé d’un petit accessoire sonore), quatre trombones (2 ténor et 2 basse), quatre trompettes, deux orgues électriques (Hammond et Lowrey) et une importante percussion (pour trois interprètes). Comme de nombreuses partitions de Stockhausen, Momente se décline en plusieurs versions successives, la première pour la WDR en 1962, la seconde à Donaueschingen en 1965 et enfin la version surnommée « Europa 1972 » composée en 1969 mais jouée pour la première fois en 1972, et dont la durée approche les deux heures.
Le processus d’écriture de Momente couvre donc une quasi-décennie, jalonnée par une série d’œuvres importantes composées en parallèle : Stimmung, Hymnen, Telemusik, Mikrophonie 1 et 2… Cette longue gestation explique peut-être le paradoxe de Momente, tel que l’a formulé Pedro Amaral dans son étude exhaustive de l’œuvre[2] : tout en poussant à son paroxysme de déterminisme la logique sérielle étendue à tous les paramètres musicaux, Momente n’en ménage pas moins des ouvertures vers l’esthétique de l’indétermination qui lui est en apparence opposée.
Karlheinz Stockhausen, Momente, schéma « moment D »
Un système d’écriture complexe
Avec Momente, Stockhausen pose un système d’écriture qui semble faire véritablement corps avec l’œuvre. La partition repose sur la différenciation de trois types de « moments » nommés par des lettres : D (comme Dauern, durées), K (comme Klang, son ou timbre) et M (comme Mélodie). En voici les caractéristiques musicales définies par le compositeur :
D |
K |
M |
Durées | Son | Mélodie |
Diagonalité | Verticalité | Horizontalité |
Polyphonie | Homophonie | Monophonie |
Irrégularité | Régularité | Statistique |
Hauteurs | Bruits | Hauteurs + Bruits |
Orgues électriques | Percussion | Cuivres |
Voix féminines | Voix masculines | Soprano solo |
À titre d’exemple, voici un extrait d’un moment K, où l’on percevra une dominante de « bruits » et de voix masculines, dans une écriture verticale non tant homophonique qu’homorythmique : le rythme est le même pour tous les pupitres et se caractérise par sa régularité.
Moment K(m) (extrait)
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Il est rare que les moments D, K et M apparaissent à l’état pur. L’exemple même que nous venons de citer, et dans lequel nous retrouvons les caractéristiques de K est en réalité le moment K(m), c’est-à-dire que, tout en présentant les « traits pertinents »[3] de K, il est influencé (à 30%, nous dit précisément le compositeur) par les moments M. Quant à un moment comme KD – cette fois les deux lettres sont toutes les deux en majuscule –, il présente une égalité des caractères K et D, avec une légère prépondérance des premiers :
Moment KD (extrait)
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Ainsi, les « moments » qui apparaissent dans la partition procèdent bien souvent de croisements, de voisinages, de contaminations entre les caractères prédéfinis des trois catégories D, K et M – une tripartition elle-même contrariée par l’existence de moments « i », sur lesquels nous reviendrons bien vite. Le tout étant rigoureusement organisé pour que les moments puissent tantôt s’opposer, tantôt se faire écho et provoquer des rappels.
En s’ouvrant sur un accord quasi consonant (un second renversement de mi majeur complété par un la#), ce dernier exemple nous a également montré que l’harmonie de Momente, sans être tonale, n’en présente pas moins quelques fortes attaches toniques, parfois contraires aux lois dodécaphoniques[4], mais rendues nécessaires par la différenciation des « moments ».
Toutefois, le compositeur se garde bien de pousser trop loin les contraintes que lui imposent la Momentform, dont le danger non des moindres serait de figer la forme. À cet égard, l’indétermination aura pour rôle de dynamiser – voire de dynamiter – la construction théorique de départ.
Karlheinz Stockhausen, Momente, schéma « moment M »
Une œuvre « ouverte » ?
Si l’on s’en tient aux propos du compositeur, le caractère « ouvert » de Momente serait pourtant une conséquence stricte de la forme momentanée : « Momente n’est pas une œuvre fermée, avec un début, une structure formelle et une fin fixés à jamais et sans équivoque, mais plutôt une composition polyvalente contenant des éléments indépendants »[5]. En somme, une forme modulaire, à composantes mobiles.
Il est vrai qu’en théorie, les différents « moments » de Momente peuvent être agencés de multiples façons, tout en suivant les règles posées par le compositeur (par exemple, la suite de moments K doit toujours être au centre de l’œuvre). Mais au contraire du Klavierstück XI[6], joué par un seul interprète, l’« ouverture » de Momente ne saurait procéder d’une décision prise sur le vif : aussi « ouverte » soit-elle, cette œuvre doit impérativement être « fermée » dès avant les premières répétitions. De ce fait, la plupart des exécutions de Momente respectent aujourd’hui l’ordre choisi par Stockhausen pour la version « 1972 ».
Karlheinz Stockhausen, Momente, schéma
Mais l’ouverture joue non tant sur l’ordonnancement des séquences que sur l’écriture elle-même. Nous l’avons évoqué, aux trois moments K, D et M s’ajoutent les moments « i », moments « indéterminés » ou « informels » qui échappent à la tripartition définie plus haut. Ces moments sont marqués par l’indéfinition de certains paramètres, l’emploi de graphiques et de notation proportionnelle[7]. Sous-titré « moment d’orgue », le moment i(d) repose sur la lente évolution d’une tenue d’orgue électrique, notée graphiquement, c’est-à-dire sans spécifier les hauteurs de note. En voici un court extrait :
Moment i(d) (extrait)
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On notera ici comment le compositeur tire parti de l’orgue électrique pour produire, grâce aux registres extrêmes, au trémolo de la cabine Leslie et aux écarts de dynamiques permis par la pédale de volume, des sonorités proches de la musique électronique.
Karlheinz Stockhausen, Momente, manuscrit, « moments K-M »
Si les moments « i » se distinguent également par leur longueur (le moment « i(k) », placé en ouverture de l’œuvre dure pas moins de 26 minutes) c’est leur caractère immédiatement scénique qui frappe davantage. Le moment i(k) qui marque le début de la version 1972, repose sur une mise en scène du commencement qui cadre mal avec l’idée de forme « sans commencement ni fin » défendue par le compositeur dans « Momentform »[8]. Seule sur scène avec les percussions et les orgues électriques, la soprano chante recto tono dans son registre grave « Écoutez les Momente, la musique de l’amour / par laquelle l’amour se renouvelle en nous tous / l’amour qui tient ensemble l’univers entier », des mots repris depuis les coulisses par les quatre chœurs. Répondant à l’appel « Kommt herein ! / Kommt doch herein ! » (entrez donc !) de la soprano, chanteurs et cuivres entrent alors lentement sur scène, tout en continuant de chanter. Dans cet extrait sonore – où manque bien sûr le visuel de la scène – on entend toutefois le déplacement du chœur d’abord lointain et dispersé, puis progressivement proche et enfin synchrone.
Moment i(k) (extrait)
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Non sans une certaine ironie, le compositeur se plaît à mettre en abyme dans ces moments « i » le rapport entre la scène et le public[9]. Ainsi, le moment i(m), placé vers le centre de l’œuvre et surnommé « moment des applaudissements », emploie le son du battement des mains tantôt comme geste scénique chargé de sens (c’est la scène qui applaudit le public et non l’inverse), tantôt comme matériau sonore à part entière. C’est un moment où le silence, déjà structurant dans le reste de l’œuvre[10], prend sa véritable place : il vient abruptement tailler de véritables « blocs de sons » – notes et bruits dont le compositeur prend bien le soin de noter dans sa partition qu’ils doivent être joués à la même nuance. De ces blocs émergent progressivement les applaudissements.
Moment i(m) (extrait)
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Ces applaudissements prennent place aux côtés de tous les éléments ordinaires, quotidiens et parfois triviaux dont regorge Momente. Avec ses sonorités puissantes et acides, sa théâtralité parfois frontale, sa vocalité exubérante et débordante d’invention, Momente frappe par son cosmopolitisme et sa puissance d’inclusion de matériaux hétérogènes. En cela, l’œuvre prolonge le travail entrepris dans la composition électroacoustique Hymnen (1968) qui, comme Momente, s’étend sur près de deux heures.
Un chant d’amour
Une fois n’est pas coutume, Stockhausen livre également des clés d’interprétation d’ordre biographique et intime. Les trois lettres D, K et M valent également comme initiales de trois prénoms : D comme Doris, la première femme du compositeur, M comme Mary Bauermeister, dédicataire de l’œuvre et seconde épouse du compositeur. Et c’est bien entendu le prénom Karlheinz qui se cache derrière la lettre K – ce moment central et dominant de l’œuvre. La partie de soprano de Momente est selon le compositeur une sorte de « portrait » de Mary, de « sa manière de pousser des petits rires, de chanter, de siffler »[11]. Comment ne pas penser à Luciano Berio qui offrit dans certaines de ses œuvres, la Sequenza III au premier chef, un reflet transfiguré de la personnalité de son épouse Cathy Berberian ?
À ce cryptage biographique correspond le choix des textes chantés. C’est le texte biblique du Cantique des Cantiques, le plus ancien et le plus paradigmatique des chants d’amour, qui fournit à l’œuvre sa matière textuelle principale. S’y greffent plusieurs extraits d’une lettre privée de Mary Bauermeister à Stockhausen, ainsi que divers mots inventés, onomatopées ou textes additionnels ajoutés par le compositeur.
Karlheinz Stockhausen analyse Momente, Darmstadt, 1962
La thématique amoureuse irrigue les pages de Momente. Elle couvre tout le spectre des registres depuis le trivial, l’ici-bas de la situation scénique jusqu’à la temporalité quasi-religieuse, baignée de références à l’éternité, par laquelle se clôt la partition. Le dernier moment « i », est sous-titré « moment de prière ». Onomatopées et mots inventés en forment la matière phonique, parfois interrompue, ailleurs soutenue par les tenues fortissimo des trombones que l’on croirait surgies d’un tuba mirum. S’annonce dans ces pages la manière hiératique du Stockhausen des années 1970.
« Praying moment » i (extrait)
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« L’amour c’est un contact », déclare Stockhausen dans un français presque impeccable, au cours d’une répétition de Momente filmée par le compositeur Luc Ferrari[12]. On sait comme ce mot de « contact » est cher à la poétique unificatrice du compositeur – une œuvre et non des moindres porte le nom de Kontakte. L’amour semble ici la clé qui relie secrètement les extrêmes de l’œuvre, sa tension vers l’éternité de la Momentform et sa théâtralité la plus ancrée dans l’ici et maintenant. Une phrase extraite du poème Eternity de William Blake, largement répétée dans l’œuvre, pourrait bien opérer cette connexion sur un plan poétique : « But he who kisses the joy as it flies / Lives in eternity’s sunrise ».
Karlheinz Stockhausen, Momente Europa-Version, Rai Torino, 1973
> A écouter aussi : un reportage audio sur Momente sur notre chaîne Soundcloud, comprenant un entretien avec les interprètes.
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Illustrations © Stockhausen Foundation for Music, Kürten, Germany (www.stockhausen-verlag.com)
Extraits musicaux : MOMENTE for soprano, 4 choir groups and 13 instrumentalists / Europa Version 1972 (CD 7 A-B) and Donaueschingen Version 1965 (CD 7 C)
Stockhausen Foundation for Music, Kürten, Germany (www.stockhausen-verlag.com)
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