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Les Badlands de Raphaël Cendo et Gilles Durot

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 28/03/2014

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Badlands est le titre d’une nouvelle œuvre pour percussions de Raphaël Cendo qui sera créée par Gilles Durot le 12 avril à la Cité de la musique dans le cadre du dernier week-end Turbulences de la saison 2013-14, Air libre. Le compositeur et son interprète retracent ensemble le parcours de cette œuvre inédite dont ils dévoilent au passage quelques unes des particularités.
Raphaël, vous avez composé Scratch Data pour percussions et électronique, il y a plus de dix ans, puis plus rien pour la percussion solo depuis. Pourquoi y revenir aujourd’hui avec Badlands ?
Raphaël Cendo : À la demande de Gilles Durot ! Après Scratch Data, j’ai reçu beaucoup de demandes de pièces pour percussions — et j’en ai composé quelques-unes, dans lesquelles la percussion s’inscrit au sein d’un ensemble —, mais c’est un instrument excessivement difficile : il faut chaque fois repartir de zéro, bâtir tout un instrumentarium. J’ai d’ailleurs mis énormément de temps à penser cette nouvelle pièce, j’ai eu besoin d’en discuter extensivement avec Gilles.
Gilles, pourquoi avoir initié cette commande ?
Gilles Durot : Je n’avais jamais eu l’occasion de travailler réellement avec Raphaël, et j’en avais très envie, d’autant plus que j’adore Scratch Data que j’ai jouée quelques fois. Il fait partie de cet ensemble de compositeurs français que j’aime beaucoup : Mantovani, Bedrossian, Robin… et Cendo. D’autre part, j’ai le sentiment que son écriture pour la percussion fonctionne très bien.
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Comment se passe le travail : êtes-vous une force de proposition ?
G.D. : Écrire pour la percussion passe d’abord par un travail de recherche. Nous avons tant d’instruments à notre disposition, c’est une véritable caverne d’Ali Baba. Quand je leur en ouvre les portes de nos réserves, les compositeurs ne savent souvent plus où donner de la tête, et il faut que je les aide à cadrer ce qu’ils veulent faire, et ce qui est possible : quelles baguettes, quels instruments, lesquels se marient bien… C’est un échange étroit entre le compositeur et l’interprète.
R.C. : De manière générale, dans une pièce solo, le compositeur et l’interprète travaillent ensemble. La percussion est toutefois un cas particulier : il faut trouver le son de la pièce parmi toutes les possibilités offertes.
G.D. : Dans mon cas, je ne crois pas que le compositeur écrive spécifiquement pour ma façon de jouer ou pour des instruments que j’aurais présentés plus que d’autres. J’essaie de lui laisser sa liberté.
R.C. : C’est vrai et ce n’est pas vrai. Je sais dans quoi tu es à l’aise, comme le vibraphone par exemple, et lorsqu’on écrit pour quelqu’un, on essaie aussi d’exploiter ses qualités particulières. Lors des premières sessions de travail, j’élimine ce qui ne fonctionne pas du point de vue de l’écriture — comme des éléments pensés « trop à la table » —, mais aussi ce qui semble malaisé au soliste.
Même dans vos œuvres non destinées à la percussion, vous aimez souvent des modes de jeu percussifs : avec les instruments à cordes ou à vent. On pourrait donc penser que le passage à la percussion elle-même serait naturel.
R.C. : Non, parce que faire du percussif sur la percussion… c’est une facilité ! Faire de la percussion avec une flûte ou un violoncelle suppose une certaine difficulté, une recherche instrumentale. Sur la percussion, ça coule de source ! Le problème est donc justement de ne pas tomber dans ce piège du geste.
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On constate en effet que vous réinvestissez les « hauteurs » dans Badlands — au contraire de vos autres, où les hauteurs sont pratiquement absentes.
R.C. : En réalité, j’ai toujours eu recours à des hauteurs dans ma musique, mais rares sont ceux qui semblent les entendre, étrangement ! Qu’est-ce qu’un son complexe si ce n’est un objet d’interférences résultant de plusieurs hauteurs combinés ? Il en va de même pour ce que l’on nomme « bruit », qui n’est pas autre chose qu’une complexité de hauteurs, filtrées ou granulaires, aigues ou graves, vibrées ou lisses, etc.
Avec Substance (mon deuxième quatuor à cordes) ou Carbone, je suis allé vers un extrême de la saturation, une cime nécessaire qui a souvent été mal comprise, non pas seulement en raison du traitement instrumental, mais à cause de la désorientation intégrale que cela induisait, ainsi que de l’ultra rapidité des changements de timbre, alors que nous sommes encore et toujours dans un contexte de compréhension temporelle lente et de temporalité contrôlée, postsérielle. Mon langage ne cesse d’évoluer, que ce soit par l’ajout de hauteurs, par un traitement à l’excès de la saturation ou par un travail sur l’infra-saturation. Composer, c’est ne jamais figer l’imaginaire.
G.D. : Cela ne t’empêche pas, comme à ton habitude, de préparer les instruments. Pour Badlands, tu augmentes notamment le vibraphone.
R.C. : L’idée de départ était en effet d’augmenter le vibraphone, au moyen de tiges de métal posées sur toute la longueur des lames. Puis j’ai pensé au spring-drum, et à son fil/ressort en métal, qui conduirait la vibration vers des tambours : l’idée était d’obtenir ainsi une forme de stéréophonie, avec un son transformé par le dispositif. Partant de là, j’ai peu à peu transformé le timbre de tous les instruments : la cymbale ne sonne pas comme une cymbale — soit j’en exploite les harmoniques, soit je la pose sur une timbale à pédale —, le gong est préparé, tout comme les bols… Mais il faut trouver un équilibre, et c’est là que le dialogue avec Gilles est important.
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Pourquoi ces préparations ?
R.C. : Pour moi, c’est une logique qui s’est imposée dès le départ : la percussion ne pouvait sonner toute seule, il me fallait des préparations et des modes de jeu singuliers. Ne serait-ce que pour trouver une cohérence de timbres. Je ne peux pas travailler que sur la percussion — tout simplement parce que la technique a aussi ses limites, avec de longs changements de baguettes par exemple.
Ces préparations induisent-elles des enjeux instrumentaux différents ?
G.D. : Pas réellement : les techniques de jeu restent assez classiques.
À partir du moment où on a choisi les matériaux, comment construisez-vous la pièce ?
R.C. : J’ai beaucoup souffert sur cette pièce. J’ai beaucoup recommencé, beaucoup réécrit. D’abord, je fais un premier jet de 4 ou 5 pages, que je réécris de nombreuses fois, en jetant beaucoup de choses, pour aller à l’essentiel : au fil du processus, j’élague, j’enlève tout ce qui n’est pas indispensable. Ensuite, j’écris une seconde version, qui n’est que de l’essentiel, et c’est alors à nouveau un immense travail pour redonner un peu plus de chair à l’œuvre, et trouver un équilibre, quoi qu’en disent mes détracteurs.
Pourquoi le titre, Badlands ?
R.C. : Je passe beaucoup de temps à trouver mes titres. Je me suis astreint depuis mes débuts à donner des titres à mes pièces, des titres qui les englobent, et qui donnent à l’auditeur une porte d’entrée, tout en essayant de ne pas être trop explicite. Ici, Badlands est une référence à ces paysages « ruiniformes » et désolés, ravinés par des eaux de ruissellement.
 
Photos : Luc Hossepied pour l’Ensemble intercontemporain