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Te craindre en ton absence, entretien avec Marie NDiaye et Hèctor Parra

Entretien Par Véronique Brindeau, le 21/02/2014

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Le monodrame Te craindre en ton absence est né de la rencontre entre un compositeur, Hèctor Parra, une auteure, Marie NDiaye, et un metteur en scène, Georges Lavaudant. Le récit de Marie NDiaye (sa première œuvre conçue pour la scène musicale) expose la vie d’une femme blessée, interprétée, seule en scène, par Astrid Bas. Le texte se diffracte en un riche réseau d’images littéraires et de visions faisant jouer indistinctement le fantasme et le souvenir. La partition musicale explore les abîmes qui constellent la psyché du personnage. Hèctor Parra et Marie NDiaye reviennent pour accents on line sur la genèse de cette œuvre inédite qui sera créée le 4 mars 2014 au Théâtre des Bouffes du Nord.
Comment est né le projet Te craindre en ton absence ?
Hèctor Parra : Ma première idée était d’investir la forme du monodrame d’un point de vue théâtral et non opératique. J’ai imaginé une figure de femme seule en scène, une sorte d’Antigone moderne, associant sa voix parlée à un univers sonore non vocal. La rencontre avec la comédienne Astrid Baas a donné consistance à ce projet. Il a ensuite fallu trouver un texte. Je dois dire que je ne suis pas très versé dans la littérature contemporaine, étant plutôt lecteur d’essais scientifiques. Grâce à la librairie de mon quartier, j’ai pu découvrir les textes, et plus particulièrement les pièces de théâtre de Marie NDiaye. J’ai été immédiatement séduit par la profondeur de son écriture et les relations émotionnelles entre les personnages. Sans hésiter, je lui ai donc proposé de travailler ensemble.
Marie NDiaye, avez-vous toute de suite eu envie d’accepter, de votre côté, cette proposition?
Marie NDiaye : J’étais décidée à me lancer dans l’aventure avant même d’entendre la musique d’Hèctor, mais encore davantage une fois que je l’ai découverte. Cela dit je ne me sens absolument pas légitime quant à une opinion, ni même un véritable sentiment, à propos de ce que m’inspire la musique. Je n’ai aucune confiance dans ce que je peux ressentir en l’écoutant. Ce qui a emporté mon adhésion, c’est le projet lui-même et surtout la manière dont Hèctor a exprimé son désir de travailler ensemble. J’avais jusqu’alors très rarement entendu de musique contemporaine. C’est un univers qui m’était – qui m’est encore largement – étranger, et je me suis dit : c’est l’occasion unique de découvrir ce que tu ignores, et de la manière la plus excitante, en participant à un projet qui tient vraiment à la rencontre de deux curiosités.
Comment s’est développé le travail ? Vous êtes-vous beaucoup concertés ? Ou au contraire avez-vous suivi chacun une voie très indépendante ?
HP : Nous nous sommes d’abord rencontrés à Berlin pour échanger sur le projet. Nous avons parlé assez peu, mais suffisamment pour que les conditions d’écriture de cette œuvre soient réunies. Au cours de cette rencontre, je me souviens d’avoir montré à Marie une de mes partitions. J’avais envie de lui montrer comment je compose, moi-même ne sachant pas vraiment comment un écrivain s’y prend pour écrire. La littérature reste quelque chose de très mystérieux pour moi. L’idée de cette collaboration était d’entrer en sympathie avec l’autre, sans envahir son espace. J’ai donc laissé Marie écrire de son côté sans intervenir. Plus tard, quand j’ai reçu le texte, j’ai eu l’impression de le connaître déjà. C’est un texte exigeant, très poétique, avec des phrases condensées, des images mélangées, des abîmes temporels… Un véritable labyrinthe émotionnel et existentiel.
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MD : Je devais essayer de comprendre ce qu’Hèctor attendait – le mot est peut-être trop précis, trop intentionnel – mais en tout cas l’idée qu’il se faisait de ce sur quoi il aimerait travailler. Très tôt, il m’a parlé de Marina Tsvetaïeva et de Paul Celan, deux auteurs qui me sont très chers. C’étaient là des pistes très fructueuses pour me lancer dans le travail.
Marie NDiaye, savoir que cette voix serait dite, que votre écriture coexisterait avec une musique, a t-il influencé votre texte ?
MD : Ce que le dispositif a induit s’est réduit à très peu de choses : une longueur globale du texte, c’est à peu près tout. Je ne me suis surtout pas préoccupée de la manière dont il allait être dit. Je savais que ce serait par Astrid Baas, mais j’ai pris soin de ne pas chercher à me la représenter précisément. Je ne voulais pas être influencée par des informations de ce type. Le simple fait que je puisse avoir un visage en tête réduit mes possibilités de travail. De même, je n’ai pas songé à la musique qui serait présente, et pas davantage à la mise en scène de Georges Lavaudant, au Théâtre des Bouffes du Nord. J’avais vu le lieu, mais j’aurais pu tout aussi bien ne pas le voir. J’ai préféré écrire ce texte dans l’ignorance presque complète de tout ce qu’il y aurait par ailleurs, c’est ainsi que je travaille.
Que représente la musique dans votre vie, quel lien entretenez-vous avec elle ? Est-ce une source d’inspiration pour votre travail ?
MD : La musique n’est pas quelque chose d’aussi vital pour moi que les livres. Les phrases de Proust, qui est un des auteurs qui me sont le plus chers, sont pour moi d’une musicalité absolue, à tel point qu’il en est encore certaines dont je ne comprends pas tout à fait le sens mais que je lis avec un plaisir sans égal, simplement pour leur musique.
Pour autant que je m’en rende compte, la musique ne me pousse pas à écrire, contrairement à la peinture. Les fresques de Giotto à Assise, par exemple, m’ont donné envie d’écrire. Je n’ai jamais ressenti cela avec la musique. Ce n’est pas une source d’inspiration. La sensation extrêmement puissante que j’ai ressentie à Assise, il y a très longtemps, devant les fresques de Giotto, c’était presque une douleur. J’ai eu envie d’arriver à cela par les mots, et cela me semblait à la fois inaccessible et extrêmement stimulant. J’aime en fait, en peinture, tout ce qui est à mes yeux narratif, tout ce qui raconte une histoire. Pas nécessairement par la volonté du peintre, d’ailleurs, mais dès lors qu’il y a des personnages qui me semblent être interrompus dans une histoire, dans leur histoire, j’ai envie de décrire ce qui se passe dans leur vie. Comme finalement je ne suis que littérature, j’ai besoin qu’il y ait du narratif dans la peinture pour me donner envie d’écrire.

HP : J’ai ressenti quelque chose d’analogue avec les paysages de Turner : l’envie de rendre par l’écriture musicale ces fondus, ces cieux, ces clairs-obscurs de lumière. Les toiles de Turner, ce ne sont jamais des couleurs pures, ce sont des terres de Sienne, des mélanges de rouge et de bleu, de vert. Et c’est là un élément que j’ai retrouvé à la lecture des pièces de théâtre de Marie, notamment Rien d’humain. Les rapports entre les personnages, les états d’âme, le sentiment de culpabilité, les sauts temporels, je les ressens non pas comme des couleurs pures, mais comme des teintes déjà mélangées. Et je trouve cela très musical, même si la musique ne met en jeu aucune incarnation, aucun personnage, mais plutôt des états émotionnels qui évoluent dans le temps. Ce sont ces états d’ambiguïté que je recherche dans la composition musicale, notamment par le traitement combiné du timbre, d’une harmonie filtrée, mélangée, et d’une dimension gestuelle. Tout cela est très fragile car en définitive le son s’échappe, il est fuyant.
Vous êtes-vous retrouvés sur un sens commun de la narration ?
MD : J’aurais pu présenter un texte qui ne soit absolument pas narratif mais plus poétique, libre d’histoire, libre de personnage. Qu’il y ait une sorte de narration n’était pas du tout indispensable aux yeux d’Hèctor. Lorsque j’ai commencé ce monodrame, j’achevais La Divine, et peut-être cela a-t-il eu une influence sur ce que j’ai écrit. Le texte est devenu assez narratif parce qu’à ce moment-là, c’était ce que j’avais envie d’écrire. Il me semblait aussi plus facile à donner à lire qu’un texte qui aurait été plus purement abstrait.
HP : Plus que la narration, ce qui était indispensable, c’était cette « masse », ce nuage émotionnel que l’on fait vivre dans le monodrame. Contrairement à mes autres pièces, je n’avais aucune idée préalable de la forme, avant de recevoir le texte. C’est donc l’écriture de Marie qui a déterminé la forme de la musique. Cette forme, je pourrais la décrire comme un croisement entre deux temporalités : le temps cyclique et le temps linéaire. La forme est circulaire, mais traversée par un désir de linéarité. On ne sait pas exactement comment l’histoire se finit. D’un point de vue musical, l’œuvre commence comme une sorte de nuage, puis s’éclaircit en traversant des cycles de plus en plus vastes. Finalement, on réalise qu’on est devant une sorte de miroir de boucles infinies. Ce sont ces cycles, ces boucles, qui à mon sens fragilisent notre condition d’être humain.
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Photographies : de haut en bas : 1 et 2 © Luc Hossepied pour l’Ensemble intercontemporain / 3 et 4 esquisses de travail pour le monodrame Te craindre en ton absence