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Entretien avec Brice Pauset

Entretien Par Pierre-Yves Macé, le 12/02/2013


À l’occasion de sa reprise le 16 février 2013 par l’Ensemble intercontemporain, le compositeur Brice Pauset évoque la genèse et la place dans son œuvre de Vita Nova (2006), collection de « sérénades » pour violon soliste et ensemble, d’après le texte éponyme de Roland Barthes. Situation de dialogue impossible où échouent sans cesse les tentatives de séduction entre une voix soliste marquée par la tradition baroque et un ensemble à l’écriture « bruitée », Vita Nova pose également la question, centrale dans certaines œuvres postérieures du compositeur, d’une musique « impossible ».
 
Pour commencer, parlons de ce « texte » publié à titre posthume de Roland Barthes, de ces esquisses pour un roman qui n’a finalement pas été écrit, Vita Nova, qui donne son titre à votre œuvre. Comment ce texte s’est-il imposé à vous ?
Dans le cadre d’une lecture exhaustive de Barthes, il y a quelques années, je suis tombé sur ces notes, qui sont en fait un peu plus que de simples esquisses. On pourrait les définir comme des approches graduelles d’un sujet, à l’aide de tentatives plus ou moins maladroites de le saisir. Ce qui m’a fasciné c’est le rapport absolument décomplexé de l’écrivain avec la tentative ou le coup d’essai, pas nécessairement promis à une réussite flamboyante. J’y ai trouvé une correspondance saisissante avec certains moments que l’on peut vivre de façon très palpable au cours du processus de composition. C’était également une façon pour moi de réactiver la question, non pas de l’« œuvre ouverte », mais plutôt de la musique qui montre ses différentes potentialités : qui accepte de ne pas choisir une solution optimale ou satisfaisante du point de vue esthétique, mais de présenter sous différents jours une même proposition. Une musique où l’idée soit en surplomb de la réalisation.
 
Vous sous-titrez votre œuvre « sérénades » ; comment avez-vous opéré le glissement depuis l’« intertexte » de Barthes jusqu’à la forme, classique pourrait-on dire, de la sérénade ?
Tout d’abord, le texte de Barthes se prête à cela : on sent que l’écrivain accepte d’être séduit massivement par l’idée de produire de la littérature, conformément à un fantasme qui a toujours été plus ou moins bien enfoui sous la « geste structuraliste ». La seconde raison est un peu plus anecdotique : c’est la proposition du Nieuw Ensemble d’Amsterdam, d’écrire une œuvre avec violon principal (Irvine Arditi) et l’ensemble en son entier, y compris – ce qui fait un peu sa signature et sa « patte » sonore – le trio d’instruments à cordes pincées : guitare, mandoline et harpe. La mandoline est évidemment une référence à la sérénade : on peut penser à Mozart, à Schönberg, ou à une multitude d’autres exemples du répertoire où la mandoline est la signature de la forme-sérénade. Un troisième aspect, plus structuraliste au sens historique du terme, ce serait l’idée que la pièce, d’un point de vue strictement musical, reporterait en son sein la complexe relation du sémantique au phonétique ou au strict sonore. Cette relation implique quelque chose comme une tentative de rapprochement qui n’aboutit jamais, ce qui pose une situation stratégique ou tactique de sérénade.

Parlons maintenant de cette « tentative de rapprochement » entre le violon solo et l’ensemble instrumental. Le violon énonce, dites-vous, un « vaste répertoire d’artifices rhétoriques ». Comment avez-vous constitué ce répertoire ? Vous êtes vous inspiré des différentes théories de rhétorique musicale ?
Dans cette pièce, le soliste (Hae Sun Kang le 16.02, photo ci-dessus) reste dans le strict idiome du violon que l’on pourrait presque dire « classique ». Autant, dans l’ensemble instrumental, l’ambitus sonore est très large (pendant de longues plages, la notion de hauteur déterminée n’intervient pas, au profit du « bruit »), autant le violon solo reste dans une obédience sonore circonscrite au langage issu de la question des hauteurs tempérées. Par ce système, j’ai mis en place tout un orchestre de figures rhétoriques parmi lesquelles on pourra reconnaître des passus duriusculus : ces figures chromatiques descendantes qui étaient un sujet de passacaille très courant dans la musique du XVIIe siècle (et dans une moindre mesure au XVIIIe). Chargées de sens, elles étaient un tremplin idéal pour des œuvres de type lamento ; dans Vita Nova, elles sonnent un peu comme la « lamentation » de Barthes ne parvenant pas à produire de la littérature. Bien entendu, ces ruines, ces traces ou ombres portées du passé musical sont médiatisées par une technique tout à fait actuelle, mais elles n’en gardent pas moins un fort pouvoir de persuasion, du moins je l’espère.
 
Comment se sont articulés les deux blocs antagonistes (violon solo et ensemble) ?
Je pourrais presque dire qu’il y a dans certaines situations une relation similaire à celle qu’il y a, en musique électronique, entre des sons encore concrets, dont l’origine est encore palpable, et des sons strictement électroniques. La partition comprend des moments de grande schize, de grand décalage entre un violon qui continue imperturbablement de poursuivre un discours fondé sur la hauteur, voire l’harmonie, et un ensemble traité comme un « méta-instrument ». Un méta-instrument qui aurait digéré un certain nombre de principes de la musique électronique : en termes d’articulation, en termes de renouvellement des catégories et des paramètres traditionnels hérités du post-sérialisme.
L’articulation comporte également des aspects plus radicaux dans la forme : par exemple, une absorption du violon solo par l’ensemble, tellement intense que le soliste en vient à disparaître. Ou encore, le schéma inverse, ce qui donne la « cadence » du violon qui intervient, conformément à la tradition, peu avant la fin de la pièce. On trouve aussi dans la partition le phénomène de l’ensemble comme multiplicateur du rôle du soliste. Et le cas de figure inverse, tâche évidemment plus ardue, mais qui était à tenter malgré tout dans cette œuvre.

Lorsque le soliste disparaît à mi-parcours de la pièce apparaît une séquence notée « dans le mouvement d’une gigue ». Quelle place a cette référence à la danse (et à la tradition) ?
C’est une forme d’« autocitation multiplicative », telle qu’on la rencontre chez de nombreux compositeurs. Il existe en effet un segment de 3 à 4 minutes qui apparaît sous trois formes distinctes : d’abord comme une musique de chambre dans mon quintette Les Voix Humaines (2006), puis dans Vita Nova et enfin dans la pièce pour grand orchestre Die Tänzerin (2008). À travers les trois occurrences de cette « gigue », il était important pour moi de renouer avec la catégorie de la régularité. Pas nécessairement la répétition, mais plutôt la reconnaissance possible d’un modèle. Depuis une dizaine d’années, j’ai développé des outils de composition qui s’éloignent considérablement de ce qui est mesurable du point de vue de la technique d’écriture et du point de vue de l’écoute. C’est pour moi un moyen de revenir à des situations de reconnaissance et d’amplification des modèles du passé : des modèles qui ont fait leur preuve et qui surtout permettent de réintroduire une notion de danger ou d’inconfort dans la manipulation des matériaux musicaux. Si l’on se réfère à la « fraction » sonore telle que la musique de la seconde moitié du XXe siècle l’a produite et l’a façonnée, sa concomitance avec des modèles préétablis pose un ensemble de questions désagréables. Pour moi, quelqu’un qui a vraiment réussi dans ce domaine, c’est Bernd Alois Zimmermann, un compositeur qui n’est pas encore à sa juste place, même s’il revient aujourd’hui sur le devant de la scène.
 
À propos de l’ensemble instrumental, vous parlez de « gestes vocaux désincarnés ». Dans quelle mesure la vocalité phonétique vous a servi de modèle pour l’écriture instrumentale si particulière, très « bruitée », de l’ensemble ?
L’origine de ma réflexion sur le rapport de la vocalité à l’instrument me vient de ma propre pratique du piano-forte, en particulier le rapport entre l’aspect plosif de la frappe et la résonance qui s’en suit. Dans le piano moderne, on a grosso modo une hauteur qui apparaît et qui décroît. Alors qu’au piano-forte, on a vraiment une attaque avec un ensemble de caractéristiques sonores particulières, extrêmement brèves, ramassées dans le temps ; puis une résonance qui, elle obéit à ses propres codes. Et c’est là exactement la définition d’une syllabe, avec consonne et voyelle. Cette réflexion a servi pour moi de socle à une reconsidération d’un élément qui paraît tout à fait banal : l’appoggiature. L’appoggiature, c’est à la fois un moyen de relancer le discours, d’articuler des choses du domaine du plosif ou de la consonne et de permettre à ce qui va suivre – éventuellement quelque chose de plus plan – d’acquérir une caractérisation plus authentique, plus séparée, plus particularisée que ne le permet le simple modèle de type attaque/résonance. Bien sûr, cela pose beaucoup de problèmes de réalisation : dans la partition, il y a plusieurs moments où la battue du chef est subitement beaucoup plus rapide, parce qu’il faut faire en sorte que ce qui va se suivre à grande vitesse ne se chevauche pas, ne se resynchronise pas.
Évidemment, il s’agit là d’une vocalité de type matérialiste (au sens politique) : la matérialité des consonnes et l’intervention du corps et du souffle sont beaucoup plus palpables et effectives que dans les simples voyelles. Cette vocalité à base de consonne m’intéresse plus que la vocalité traditionnelle du type « chant ».


Quelle place occupe Vita Nova dans votre conceptualisation d’une musique « impossible » ?
Cette question de l’impossible a été posée de manière plus systématique dans d’autres œuvres, en particulier dans le triptyque orchestral Der Geograph (2007), Die Tänzerin (2008) et Erstarrte Schatten (2009). De ce point de vue, Vita Nova est plutôt, comme dirait Schopenhauer, un parergon : une œuvre périphérique plutôt que programmatique. Par musique « impossible », j’entends la mise en situation de conditions de composition qui, a priori, ne se projettent pas dans le terrain de solutions déjà éprouvées. Il s’agit de mettre en place ce que j’appelle des « instruments compositionnels » : des outils analytiques qui, très rapidement, posent des situations au sein desquelles la décision strictement fondée sur des points de vue esthétiques ne serait plus valide. Par exemple, mobiliser des structures qui font appel non plus aux paramètres classiques (durée, intensité…), mais au contraire procèdent elles-mêmes de critères dynamiques. L’enjeu existentiel de cette musique « impossible » consisterait à ne plus être, en tant que compositeur, en relation de surplomb vis-à-vis de ce que j’écris ; à accepter de mettre en place des situations musicales qui dépassent très largement l’ambitus de ce que, personnellement comme compositeur, j’aurais pu prévoir.
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Photographies :  Haut : Philippe Gontier / autres photos : Luc Hossepied pour l’Ensemble intercontemporain