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Wolfgang Rihm : « Jagden und Formen ».

Entretien Par Josef Hausler, le 02/01/2013


C
hez Wolfgang Rihm, aucune forme n’est figée  : retravaillée depuis 2001, Jagden und Formen a été bâtie au rythme des ajouts, par surécriture ou peinture surajoutée. Gedrängte Form, Gejagte Form et Verborgene Formen : trois morceaux ont agi, non comme un matériau de base, mais comme des individualités liées par leur pensée de la forme, transformées au fil des années en fonction de processus et d’états complexes désormais oubliés. L’œuvre raconte cette évolution à travers la confrontation du mouvement (Jagden), de l’immobilité et de la permanence (Formen). Elle raconte une forme qui ne se métamorphose que parce qu’elle a été chassée et pourchassée, et sur laquelle on ne saurait s’arrêter tant elle a encore quelque chose d’illusoire…
A l’occasion du concert de l’Ensemble intercontemporain à la Cité de la musique le 12 janvier 2013, nous reproduisons ici le texte de l’entretien avec le compositeur allemand paru initialement dans le programme du Festival d’Automne à Paris le 4 octobre 2002.
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En octobre 2000, à l’occasion d’un concert berlinois où fut donnée une version antérieure de Jagden und Formen (Chasses et formes), vous avez parlé de « chasse à la forme » et de « formes des chasses ». Pourriez-vous résumer ici le contenu de votre intervention ?
Non. De telles « interventions » spontanées ont pour moi un caractère absolument éphémère. Je m’abandonne à l’inspiration du moment, aux jeux de mots, aux charades. Mais il est certain que l’idée d’une forme qui naît parce qu’on fait la chasse à la forme, ou l’idée d’une forme qui modifie son équilibre parce qu’elle est « pourchassée » (comme les Carrés de Malevitch, qui « volent » tous) demeurent caractéristiques de ma pensée et de mon discours sur cette pensée.

Votre regard sur l’œuvre a-t-il changé depuis ce concert et, le cas échéant, dans quel sens ?
L’évolution de ma façon d’envisager ce que j’ai créé est toujours prétexte chez moi à produire du nouveau. Cela peut prendre la forme d’une nouvelle pièce, qui sera une critique de la pièce avec laquelle elle entretient un rapport latent ; mais cela peut aussi être une intervention directe sur l’élément en question, une insertion, le remplacement d’un passage par un autre, une coupure, une réorganisation, etc. Quoi qu’il en soit, j’essaie toujours de faire en sorte que l’état initial demeure identifiable. Non, ce n’est pas vrai : parfois, je le laisse disparaître complètement. Ce qui compte, pour moi, c’est un matériau en mouvement, générateur. Le côté statique d’un « point de vue » ne m’intéresse presque jamais…

Quelles connotations a le mot « chasse », selon vous ? Qui est le gibier ici ? Vous-même ?
La forme et le moi sont deux « entités » qui doivent être conquises, dynamiquement au cours d’un processus. C’est-à-dire dans le temps, avec le temps. Cela vaut particulièrement en musique, naturellement. Ni la « forme » ni le « moi » n’existent a priori. Tous deux se constituent progressivement et se transforment sans cesse. La genèse est un travail actif, même lorsque la passivité et l’attente sont les ingrédients de la création. Mais la forme et le moi ne peuvent jamais être congruents. À quoi bon, d’ailleurs ? Ce serait ennuyeux. Il existe cependant en art un domaine ouvert à la recherche de la forme et la personnalisation sont devenues comparables par le biais du phénomène de la propriété intellectuelle. Mais votre question visait autre chose, il me semble. La « chasse » et le « gibier » ? C’est une association trop directe à mon goût. La chasse a trait à la forme, la chasse est la forme. Il n’y a pas ici de gibier fuyant dans les bosquets ou surgissant en trombe des coulisses.

Les trois compositions Gedrängte Form, Gejagte Form et Verborgene Formen constituent le matériau de base de Jagden und Formen. Le dénominateur commun de ces trois titres est le mot « forme ». Que signifie la forme pour vous ?
Ces compositions ne constituent pas un « matériau de base ». Du moins, je ne l’ai pas voulu ainsi. Elles participent, en tant qu’individualités, à un processus qui les transforme, les brise, les recouvre, les tue, les anime… Oui, c’est ça, la forme, pour moi : la forme du changement ? On s’imagine en général que le compositeur «  prend » une forme, tel un moule, et la remplit de sons, lui donnant ainsi un sens. Mais une forme n’existe pas en dehors d’un événement sonore. ABA n’est qu’une succession de majuscules. En musique, ABA est toujours ABC, ou 123… Car deux fois la même chose, ça n’existe pas. Désolé, mais c’est ainsi. La répétition, ça n’existe pas. Satie s’est donc torturé pour rien, ou plutôt, il a laissé les gens se torturer pour rien…

La genèse de
Jagden und Formen est  passée par un certain nombre d’étapes que vous avez appelées des « états ». La partition actuelle se termine sur des doubles barres qui, traditionnellement, indiquent la fin d’une œuvre. Faut-il en déduire que Jagden und Formen est désormais achevé, au sens traditionnel du terme, ou s’agit-il encore d’un « état » ouvert sur l’avenir ?
Les doubles barres à la fin d’une partition ne sont jamais que deux points étirés en longueur. Pour l’heure, je n’ai pas envie de continuer à travailler sur cette œuvre. Mais je pourrais m’y remettre à n’importe quel moment, et je sais comment je m’y prendrais. C’est ça la création artistique : décider si oui ou non. Chacun a des idées, à chaque instant, un nombre incalculable d’idées. Mais pour passer à l’acte, il faut une détermination qui est presque une forme sublimée d’acceptation.

Extrait de Jagden und Formen
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Photo © dpa picture alliance archive / Alamy Stock Photo