Afficher le menu

Entretien avec Johannes Schöllhorn

Entretien Par Véronique Brindeau, le 17/09/2012


Le concert du 20 septembre permettra de découvrir les Anamorphoses (2010) de  Johannes Schöllhorn (né en  1962), composées à partir du monument de Johann Sebastian Bach : L’Art de la fugue. Il donne dans l’entretien ci-après quelques perspectives sur sa manière de créer à partir d’œuvres du passé et sur la place qu’il revendique vis-à-vis de l’héritage musical.

 
Les Anamorphoses que vous avez composées entre 2001 et 2004 à partir de L’Art de la Fugue de Bach seront prochainement interprétés par l’Ensemble intercontemporain. Auparavant, dans berstend-starr, vous aviez pris pour point de départ une œuvre de Pierre Boulez : …explosante fixe… Pourquoi avoir choisi ces compositeurs et ces œuvres ?
En fait, je n’ai choisi ni …explosante-fixe… ni L’Art de la fugue. Ces œuvres m’ont été proposées à l’occasion de projets distincts. Elles sont venues à moi par hasard – à moins qu’elles ne m’aient choisi ? Il existe une différence significative entre travailler sur …explosante-fixe… et travailler sur L’Art de la fugue: En 1991, je m’étais intéressé à la version originale d’…explosante-fixe…, qui n’est pas à proprement parler une œuvre mais plutôt un concept destiné à être développé. Pierre Boulez a d’ailleurs lui-même composé à partir de là des œuvres aussi différentes que Memoriale, Rituel ou la version ultérieure d’ …explosante-fixe…
En revanche, L’Art de la fugue constitue une œuvre en soi, dont tous les mouvements sont parfaitement fixés, hormis le célèbre contrapunctus XIV, inachevé. Mon point de départ était donc tout à fait différent dans ces deux situations : à partir d’…explosante-fixe… j’ai composé une pièce fondée sur le matériau de Boulez, tandis qu’avec L’art de la fugue j’ai réagi à l’œuvre existante et tenté de la transformer en quelque chose de nouveau.
Bien entendu, je n’ai pas cherché à écrire « à la manière » de Bach ou de Boulez. Mon but est de créer quelque chose de nouveau à partir de ces deux sources, d’où les deux titres que j’ai choisis : berstend-starr, traduction littérale en allemand d’explosante-fixe, est un terme forgé qui, comme toute traduction, crée différentes connotations – à cette époque je m’intéressais beaucoup à la dimension de gain et de perte inhérente à toute traduction. Quant au mot « anamorphose », il fait référence à une technique artistique dont on peut voir un exemple dans un célèbre tableau peint par Holbein. Cette technique qui permet de voir quelque chose d’autre à partir d’angles de vue différents. Mon « anamorphose » de L’art de la fugue tente ainsi de faire apparaître des aspects de l’œuvre qu’on ne s’attendrait pas à trouver dans la pièce d’origine – une manière, tout amicale s’entend, de transformer la « vache sacrée » que représente incontestablement cette œuvre de Bach. Dans le cas des Anamorphoses, il est important que l’auditeur continue de reconnaître l’œuvre originale afin de percevoir la distance prise par rapport à l’original, les différents angles de vues. Ce que je compose, ce sont des perspectives. Il ne s’agit pas d’une interprétation compositionnelle de la musique de Bach. Une interprétation cherche à considérer le passé d’une manière nouvelle, tout en privilégiant le texte original. Mon cheminement est différent : je cherche à regarder le futur, depuis le présent, et à travers le passé. L’anamorphose est une transformation qui montre toujours quelque chose de différent. Une interprétation « regarde Bach », tandis que je tente pour ma part de « regarder à travers Bach ».
 
Diriez-vous que d’autres de vos œuvres, comme In nomine, relèvent d’un même processus ?
J’ai composé beaucoup de « musique sur la musique », et il y a bien évidemment un lien entre ces réalisations. Pour autant, chacune s’intéresse à une relation particulière et aussi très personnelle à la musique à partir de laquelle je travaille. Composer un In nomine en ayant à l’esprit la manière dont des compositeurs ont traité ce cantus firmus au XVIe et au début du XVIIe siècle, est tout à fait différent d’un travail sur un nocturne de Fauré, avec toutes ses progressions harmoniques romantiques. Chaque pièce raconte quelque chose de spécifique et s’attache à un intérêt particulier propre à l’œuvre de départ.
 

D’un point de vue plus général, diriez-vous qu’une telle position vis-à-vis des œuvres du passé caractérise votre attitude en tant que vous êtes dépositaire d’un héritage musical ?

Oui, et pas seulement s’agissant de ces œuvres écrites à partir d’autres œuvres. Je considère que la dimension historique est essentielle pour toute ma musique, et est-elle toujours présente. Je m’efforce, ainsi que l’a dit le philosophe Slavoj Zizek, d’avancer sur un chemin « ré-volutionnaire » pour créer quelque chose de nouveau, c’est-à-dire que je m’efforce de regarder, depuis le présent, à travers le passé pour le transformer en quelque chose de neuf. Je ne crois pas à une « post-histoire », parce que la post-histoire elle-même est devenue une idée historique. J’insiste sur ceci : nous venons tous de quelque part, et nous avons tous des parents – y compris en musique. Cet héritage peut être bon ou mauvais, mais il est là. À partir de là, pourquoi ne pas mettre en avant cette relation pour montrer ce qui distingue le passé du présent et créer des perspectives pour le futur ? Il est très facile de se prétendre progressiste ; mais il n’est pas facile de répondre à la question de savoir où se situe de nos jours la « nouvelle musique », parce qu’elle est déjà devenue ancienne. Pour aller de l’avant, nous devrions être conscients de là d’où nous venons. Alors nous pouvons voir et éveiller ce que le passé contient en puissance.


————————

Propos recueillis par Véronique Brindeau
Photographies : portrait de Johannes Schöllhorn © Philippe Gontier /répétition des Anamorphoses à la Cité de la musique © Luc Hossepied/Ensemble intercontemporain