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Rencontre avec Sean Shepherd et Texu Kim

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 07/01/2012


Le mardi 10 janvier, l’Ensemble interprète deux créations de deux jeunes compositeurs, l’un d’origine coréenne,  Texu Kim, l’autre américain, Sean Shepherd. Jérémie Szpirglas les a rencontré pour les interroger sur leurs parcours respectifs.

Sean Shepherd, Texu Kim, pouvez-vous identifier, au cours de votre parcours, quelque choc esthétique, musical ou non, déterminant dans le développement de votre esthétique personnelle ?

Sean Shepherd : Cette question me fait immédiatement penser aux deux images affichées au-dessus de mon bureau. La première est une reproduction de la Composition No. 6 de Kandinsky (1913) : une œuvre abstraite, faite d’aplats de couleurs vives, aux formes complexes. L’autre est une grande photographie, un cliché du Gornergratt à Zermatt, en Suisse. C’est un vaste panorama du Cervin, du Mont Rose et de leurs glaciers s’étrécissant, avec à leurs pieds les vallées s’étendant d’un bout à l’autre. Ces deux univers, l’expression abstraite et la nature, nourrissent sans cesse mon inspiration. Si on peut, à bien des égards, les considérer comme antinomiques – l’un, terre à terre, en rapport direct avec le monde, l’autre intangible et cérébral –, ils sont pour moi complémentaires et essentiels dans ma vision de la vie et dans mon art.
Je traverse de nombreuses périodes d’« absorption » vorace : livres, films, tout ce qui me tombe sous la main. Ce sont parfois des ouvrages sérieux, parfois moins. Je lis des fictions, je m’intéresse à la politique, je voyage, je me passionne pour la cuisine ou le café. Il m’est donc difficile de mettre le doigt sur une expérience spécifique qui aurait laissé sa marque : je suis curieux, totalement investi dans mes passions, et quand je travaille, je m’efforce toujours d’exprimer un peu de moi-même. Blur, qui sera créé lors du concert du 10 janvier à Paris, peut ainsi s’entendre comme le reflet de ma passion pour les voyages.

Texu Kim : Mes sources d’inspiration sont nombreuses et, du reste, plutôt étrangères à la musique classique. Au plus loin que je remonte, il y a sans doute la musique que l’on joue lors des offices chrétiens en Corée. Puis, au lycée et à l’université, ma curiosité s’est élargie au jazz, au classique, au rock – toutes musiques que je me plaisais alors à relever comme une dictée musicale.
J’ai aussi de nombreuses sources d’inspiration extra-musicales, parmi lesquelles la peinture occupe une place centrale : je considère ma musique davantage comme une toile que comme un récit épique ou un film. Je suis bien plus sensible au geste, à l’harmonie, à l’instant, qu’à la mélodie et la forme. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles ma musique se développe principalement en très courts motifs, sous-tendus par de nombreuses questions.
La connaissance scientifique figure également en bonne place parmi ces inspirations extra-musicales – j’ai suivi des études de chimie avant de me tourner vers la musique –, mais cela ne signifie nullement que j’essaie d’une quelconque manière de transposer musicalement des phénomènes scientifiques, cela me semble du reste tout à fait impossible. Les principes mathématiques et scientifiques sont plutôt pour moi des outils de composition. Mon bagage scientifique déplace mon point de vue sur la musique et fait apparaître dans mon esprit des relations entre les deux univers : entre l’énergie musicale et l’excitation des électrons, par exemple, ou entre la transformation motivique et les réactions et synthèses chimiques. Sans réellement avoir recours à ces concepts, c’est en me concentrant sur eux que j’arrive à en dégager un aspect « musical » qui nourrit mon langage.
Pensez-vous que votre nationalité s’exprime au travers de votre musique ?

Sean Shepherd : Si je n’ai jamais eu l’intention de mettre quoi que ce soit d’américain dans ma musique, je ne peux toutefois pas échapper à la réalité : je suis américain. Il y a bien sûr dans la culture états-unienne une tradition musicale que j’admire, mais je rejette toute idée d’un devoir que j’aurais à me conformer à une quelconque caractéristique musicale américaine. D’autant plus que je me sens des affinités musicales avec bien d’autres pays. La France, par exemple. Des compositeurs comme Ravel, Debussy ou Stravinsky dans sa première période, figurent parmi mes premières et plus grandes amours – mon alphabet musical, en somme. Henri Dutilleux fait aussi partie de ces compositeurs dont la musique m’excite toujours autant aujourd’hui qu’à la première écoute. Je l’ai étudiée de manière approfondie lors de ma thèse doctorale, et plus je dissèque des partitions comme Ainsi la nuit, plus je les apprécie.

Texu Kim : Sans doute, mais d’une manière singulière. J’ai d’ailleurs fait quelques expériences dans le domaine de la musique traditionnelle coréenne, expériences qui m’ont fasciné au moins autant que celles que j’ai faites avec les musiques indiennes ou indonésiennes. Cela étant dit, nous vivons aujourd’hui une époque de globalisation et si je suis fier de mes origines et de mon héritage culturel, j’évite de les laisser transparaître dans ma musique. Au contraire, je recherche l’effet exactement inverse de celui généralement associé à la tradition coréenne : je me concentre sur des gestes et des saynètes plutôt que sur de longues mélodies et des contes épiques. En outre, je ne fais jamais de citation de musique coréenne et, sauf requête expresse, je n’utilise pas d’instrument traditionnel. J’aimerais du reste me réserver ces petits plaisirs de retour aux origines pour plus tard – j’ai déjà de nombreuses idées, comme par exemple d’utiliser la syntaxe du coréen, d’écrire sur des événements historiques, ou de recréer certaines « impressions » musicales coréennes au moyen de ces gestes courts que j’affectionne.
Comment avez-vous rencontré vos mentors respectifs – Matthias Pintscher et Unsuk Chin ? Quelle relation entretenez-vous avec eux et que retenez-vous de leurs univers musicaux ?

Sean Shepherd : J’ai rencontré Matthias Pintscher à New York, il y a quelques années, à l’occasion d’un concert de l’Orchestre philharmonique de New York, au programme duquel nous avions chacun une création. Partager l’affiche avec lui n’était pas pour moi une mince affaire, mais nous nous sommes immédiatement liés d’amitié ; il accueille la vie avec optimisme, sa curiosité musicale et sa passion sont toujours en éveil. Le soutien qu’il m’a apporté cette semaine-là a été pour moi une surprise merveilleuse et c’est toujours un grand honneur de travailler avec lui. Je ne sais s’il partage ce sentiment, mais je le considère plus comme un grand frère que comme un maître – un grand frère qui me ferait profiter de sa sagesse et de son expérience, même s’il n’est pas homme à donner son avis lorsqu’on ne le lui a pas demandé.
C’est un compositeur en pleine possession de ses moyens. L’orchestre est totalement à son service, il en fait ce qu’il veut. Sa musique est élégante et délicate, avec une merveilleuse palette de couleurs et de textures. Elle allie force et sensualité. Si certains sont sensibles à ses clins d’œil et références à d’autres musiques, sa voix reste unique et créative. Ce n’est pas un hasard si la moindre de ses créations est attendue avec impatience…
Texu Kim : Ma rencontre avec Unsuk Chin est sans doute l’une des plus précieuses que j’ai faites. C’était lors d’une master class, au printemps 2006, à l’Orchestre Philharmonique de Séoul, où elle était alors en résidence. Nous nous revoyons depuis plusieurs fois par an, pour discuter de mes idées et interrogations musicales et de mes partitions. Notre relation est donc stricto sensu celle qu’entretiennent un maître et son élève, un maître strict du reste.
J’aimais bien sûr sa musique bien avant de la rencontrer. Déjà, j’étais séduit par sa lucidité parfois grinçante, le flamboyant de ses orchestrations, les splendides harmonies de son langage. Ce fut pour moi une leçon de plus que de la connaître personnellement : en la voyant au travail, j’ai pu constater combien ce métier est difficile. J’ai aussi pu découvrir une personne réellement dévouée, aussi stricte et rigoureuse soit-elle dans le cadre de son enseignement musical.
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas
Photographie : répétition de Toccata inquieta, pour clavecin et ensemble de Texu Kim – Cité de la musique