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Formes ouvertes

Grand Angle Par Jean-Yves Bosseur, le 18/04/2011

À œuvre ouverte, scène ouverte. Le 28 avril dernier les solistes de l’Ensemble intercontemporain  nous ont fait découvrir de manière inattendue et « inentendue » des compositions emblématiques du concept d’œuvre ouverte.  Jean Yves Bosseur revient dans le texte ci-après sur l’origine et  le développement de cette idée musicale.
Formes ouvertes
Développée dès les années 50, la poétique de l’œuvre ouverte a donné lieu à différents qualificatifs, non sans quelque confusion. Pour traduire divers degrés de variabilité, du plus réduit au plus grand, on pourrait proposer : « aléatoire contrôlé », « formes mobiles », « œuvres ouvertes » et « indétermination ». Ajoutons que ces notions répondent à des préoccupations esthétiques fortement divergentes, voire opposées.
Meyer-Eppler définit les processus aléatoires comme ceux “dont le cours est déterminé dans sa totalité, mais dont les détails individuels dépendent du hasard”. Dans cet ordre d’idée, Witold Lutoslawski utilise  l’expression « aléatoire contrôlé » pour désigner, à l’intérieur de partitions de forme fixe, des sections où les interprètes exercent certains choix. La part de liberté accordée au musicien s’accroît à partir du moment où la mouvance relative des prescriptions notées, que l’on rencontre dans les partitions de Luciano Berio ou de Stockhausen, en réaction à l’excessive précision de la période sérielle, se double d’une possibilité de parcours dans l’œuvre. Dans ce cas, la variabilité de celle-ci ne dépend plus uniquement de détails microstructurels, mais aussi de sa forme générale. Le Klavierstück XI de Karlheinz Stockhausen et la Troisième sonate de Pierre Boulez comptent parmi les tout premiers jalons de cette démarche. Dans leur cas, une certaine qualité musicale est préservée et la liberté de choix ne s’applique qu’à des réseaux de possibilités minutieusement cernés, qui n’altèrent aucunement l’identité de l’objet musical, les caractéristiques harmoniques ou proportions temporelles demeurant par exemple inchangées.
Après 1960, plusieurs compositeurs (Henri Pousseur, Luis de Pablo, André Boucourechliev…) se sont intéressés aux éventuels prolongements des tentatives de mobilité ainsi amorcées. Les problématiques se poseront pourtant de manière plus hétérogène que précédemment. Selon eux, pour que l’application de règles mobiles n’apparaisse pas comme un concept « plaqué » artificiellement, la sémantique de l’œuvre devrait déjà contenir les termes de sa propre variabilité. Ils fonderont dès lors leur réflexion sur le degré de malléabilité contenu dans le matériau mis à l’épreuve. Les Archipels  I à V (1967-1970) d’André Boucourechliev constituent des prototypes exemplaires de partitions accomplissant les enjeux de l’œuvre ouverte : « Il y a dans ces œuvres, où tout est noté mais où rien n’est inscrit, à la fois la liberté la plus extrême et paradoxalement la contrainte la plus extrême. Ce qui est noté, c’est d’abord une typologie musicale, des caractères de densité, de rythmes, d’intensités différenciées, d’attaques, de registres, etc. et  cette typologie s’étend, au point de vue de la notation, du plus abstrait au plus concret. À un extrême, on est proche du graphisme et à l’autre on a des structures parfaitement définies. Entre les deux, une très grande variété de degrés dans la définition et l’indétermination. En somme dans une structure d’Archipel, j’essaie de rédiger la virtualité; non pas tous les possibles, mais de prévoir ce que sera le comportement d’une structure livrée à un interprète libre et responsable ».
(Boucourechliev, André, « Les mal entendus » La Revue musicale  n° 314, Ed. Richard Masse, Paris (1978), pp. 43-44.)
De telles problématiques avaient été posées, d’emblée, d’une tout autre manière par John Cage, Earle Brown, Morton Feldman et Christian Wolff. Selon eux, la mobilité ne porte en elle aucune garantie de liberté pour l’interprète tant qu’il n’est question que de combiner des objets temporels finis, de bâtir, à grand renfort de règles de fonctionnement, de gigantesques machineries où tous les éléments sont délibérément mis en rapport les uns avec les autres. Cage considère pour sa part l’acte musical non comme une prise de pouvoir sur le son, sur l’interprète et sur le public, mais comme une manière de laisser une situation être et croître d’elle-même. Se tenir en deçà des principes de détermination permet alors de manifester le matériau sonore tout en sous-entendant l’aspect inépuisable de ses facultés. Et ce devrait bien être là un des atouts majeurs du principe de l’indétermination.
Jean-Yves Bosseur
Illustration  : partition de Sérénade pour un satellite de Bruno Maderna