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Double Points : Outis – entretien avec Hanspeter Kyburz

Entretien Par Ensemble intercontemporain, le 10/01/2011

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Vous avez rebaptisé Double points : Outis (« personne » en grec)une œuvre donnée précédemment à Dortmund et à Paris sous le titre Double points : +. Cette nouvelle version se situe-t-elle dans la continuité des versions antérieures ou est-elle une pièce totalement « nouvelle » ?
À Dortmund, nous avons utilisé le continuous motion tracking, un système de capteurs qui recueillent le flot ininterrompu des mouvements et le traduisent en modulation sonore. À Paris, le matériau de Dortmund, repris dans son intégralité, a été augmenté et a en outre bénéficié de nouvelles techniques. Nous avions ajouté un dispositif de déclencheurs permettant à Emio de faire naître un développement musical à travers ses propres gestes. Les sons ainsi activés, d’un tout autre type, simulaient, plus ou moins, des instruments acoustiques et Emio devenait soudain lui-même comme un instrument de l’ensemble. Ces deux approches sont toujours là. Nous gardons aussi le même type de logiciel, mais il y a en plus un claviériste qui peut lui aussi lancer des mini-partitions – des ensembles entiers, etc. – en référence aux gestes d’Emio.
Au niveau de la forme, la régénération est totale et il est difficile de faire le lien avec Paris ou Dortmund. Au bloc originel, archéologique, de Dortmund s’agrège un matériau parisien réduit, épuré, condensé, retenant à peine 8 des 25 minutes initiales. S’il était encore question de développement organique à Paris, l’introduction d’un air pour la soprano au début de l’œuvre induit un changement complet de perspective.

Quel est l’apport de la soprano dans l’économie de l’œuvre ?
La pièce ne se focalise plus sur Emio, mais sur le dialogue entre deux personnes totalement différentes. La soprano ne se déplace pas, mais elle chante ; Emio ne chante pas, mais il se déplace. C’est cette polarité qui permet aux personnages [Ulysse et Pénélope] de communiquer. Bien qu’aucune correspondance matérielle n’existe entre eux, une communication extrêmement subtile s’établit au niveau dramaturgique.
Chacune des deux premières sections est consacrée à la présentation indépendante de l’un des personnages. Le matériau scénique ne suggère aucun lien entre eux alors que, musicalement, le matériau motivique circule largement entre les deux sections, associant ainsi les deux personnages. Par exemple, Pénélope termine sur un mi très aigu qui, repris par l’ensemble, ne cesse d’accompagner Emio. Ulysse est ainsi, de façon abstraite, relié à Pénélope.
Le retour d’Ulysse n’est pas un simple happy end : les deux personnages sont éloignés, séparés par une distance qu’ils sont appelés à vaincre. À la fin, partition et chef disparaissent pour faire place à la seule interaction. Emio et Yeree pourront communiquer en générant, au moyen de déclencheurs, des instruments virtuels. Emio disposera en outre de son habituel contrôle sonore continu.

Alors l’œuvre composée disparaît vers la fin ?
Elle ne se dissout pas vraiment, mais disons que les choses changent sur scène : on est plus sur un mode interactif. Pas tant d’ailleurs en ce qui concerne les mouvements physiques que les relations harmoniques : les instruments virtuels des personnages ont une connexion harmonique entre eux parfaitement définie. Il y a une forte correspondance entre les matériaux employés et aussi une grande réciprocité dans le contrôle. C’est la perspective qui change. Je me souviens d’un film de Bresson où il est question d’un couple qui se retrouve. Bresson cependant ne filme pas une scène d’amour ; la caméra descend vers le plancher à côté du lit et fixe le bois, quelque chose qui renvoie à ce qui se passe dans le couple. L’atmosphère de la fin de Double points : Outis est très tendre ; mais ce n’est pas juste une question d’harmonie. Les deux personnages se méconnaissent ; ils ont encore à trouver leur identité commune, à parler du passé et du futur. Ce sont deux étrangers, mais débordants de confiance.

Hanspeter Kyburz

Hanspeter Kyburz


Cette charpente dramaturgique est totalement neuve. Aucun rapport avec Dortmund ou Paris. L’idée d’un dialogue entre Pénélope et Ulysse est de Sabine [Marienberg]. Elle a donné une véritable consistance au personnage de la soprano, Pénélope. Cela m’a permis de trouver, étant donné la complémentarité des deux personnages, un grand nombre d’idées pour la révision formelle de l’ancien matériau d’Emio. Ce processus a réellement tout changé ; il ne s’agit pas de réorganiser mais de faire émerger un sens dramaturgique.

Au-delà de l’aspect dramaturgique, par quel moyen ce nouveau corps chantant entre-t-il en rapport avec le corps dansant ?
L’analogie au fond est très simple : là où Emio est en mouvement constant, la soprano est en constante expression vocale. Un contrôle sonore comme celui dont Emio dispose serait totalement inopérant dans le cas de la soprano : elle est déjà dans la modulation permanente du son ! Ce contrôle sans relâche de la voix est bien entendu très physique et relève à la fois d’aspects conscients et inconscients. Même si ce contrôle est en partie devenu une habitude grâce à sa formation de chanteuse, elle demeure très consciente et très analytique. Dans ce contrôle corporel permanent, la relation entre connaissance et action est identique chez le danseur et la chanteuse. L’un comme l’autre ont à jongler avec ces deux paramètres. Ils sont certes capables de faire quelque chose, mais cela n’implique pas qu’ils comprennent ce qu’ils font. Voilà ce qui les rapproche.

La pièce prévoit-elle encore le même degré d’indétermination, de hasard et d’ouverture que lors des précédentes versions ?
Soyons clair : il n’y a rien qui soit laissé au « hasard » dans cette pièce. Le continuous motion tracking implique, bien au contraire, un contrôle minutieux. Emio a le contrôle des sons et nous avons le contrôle de la forme, c’est-à-dire de quelle façon il va pouvoir exercer ce contrôle. Bien sûr, nous ignorons ce qu’il va réellement faire ; c’est un véritable échange. Mais aucun espace n’est laissé à l’aléatoire, et cependant l’œuvre demeure ouverte. Dans certaines sections, Emio danse seul avec des sons, en réalité les sons que l’ensemble a joués auparavant. Mais l’entière structure de ce matériau sonore est modulée par lui. Parfois, il a envie de danser pendant quatre minutes au lieu de deux. Cette élasticité temporelle existe dans des sections ouvertes de moindre importance. Mais la forme générale est absolument stable.

Peut-on dire alors qu’un plus grand souci dramaturgique a entraîné une moindre ouverture de l’œuvre ?
Ma crainte était de créer une pièce très fermée où Emio aurait juste à se glisser dans un développement formel préétabli. Ceci est vrai, je pense, en ce qui concerne les relations dramaturgiques, mais non la dimension temporelle. Pouvoir prendre le temps est quelque chose d’essentiel pour lui. Les transitions entre sections jouissent d’une grande flexibilité. L’architecture dramaturgique est une chose, le développement du matériau en est une autre. Parfois Emio aime à s’attarder dans une situation donnée, qui de ce fait se prolonge. Le plan dramaturgique y gagne aussi substantiellement. L’existence d’un personnage, Ulysse, complémentaire de celui de Pénélope, guide Emio ; à travers ses gestes, il réinterprète ce que nous n’avions qu’ébauché à l’intérieur d’un cadre, il développe et nourrit le personnage. Mon rôle est de lui fournir des gestes musicaux et un cadre temporel flexible. Le sien est, à partir de là, de nous livrer un personnage en chair et en os.
Sabine Marienberg explique que « la structure du texte est basée sur des modèles algorithmiques et intimement liée à la structure musicale. Ceci implique des caractéristiques rythmiques mais aussi des aspects sémantiques et phonématiques ». Pouvez-nous nous en dire plus ? Comment se structure le livret ? Et quel rapport existe-t-il entre les nombres, les motifs et les mots ?
Sur la colonne de gauche sont inscrits les nombres, au milieu la structure rythmique (avec les accents syllabiques indiqués par des slashs) et à droite le texte. J’applique cette même séquence numérique à ce que j’appelle des objets musicaux. Par exemple, deux mesures avec une forme motivique caractéristique deviennent l’objet numéro un. Ces deux mesures ont une certaine structure rythmique qui correspond exactement au texte. La structure du texte me fournit donc des informations rythmiques pour la musique. Il y a une correspondance entre le rythme du texte et celui de l’ensemble. Le rythme harmonique, par exemple, joue un rôle tout à fait déterminant. La plupart du temps, les changements d’accord se situent, de façon traditionnelle, sur les syllabes accentuées. Ceci permet à la soprano d’apprendre plus aisément par cœur sa partie, une fois assimilée la différence harmonique entre syllabes fortes et faibles.
Dans le livret, le nombre 1 est attribué au premier vers (weighing still against the silence). Suivent les nombres 2, 1, 3, 4, 2, 5. Dans la seconde moitié de la première section, on reprend à un : 1, 4, 2, 3, 5, 4, 5. Le déroulement général de cette section comprend donc les nombres de 1 à 5, mais de façon discontinue. C’est un principe très important pour moi de ne pas répéter des associations de deux ou trois nombres. Aucun nombre ne se retrouve jamais avec les mêmes voisins ; à chaque nouvelle apparition, nouveau voisinage. Cela signifie que, localement, on se retrouve devant une séquence toujours changeante, un contraste toujours autre et on ne peut pas anticiper sur ce qui va venir. D’un autre côté, à travers l’écoute on finit par percevoir, à un niveau plus abstrait, une évolution globale. Il est très important pour moi d’introduire cette dimension, tout en entraînant l’auditeur, à travers la diversité des contrastes, dans une écoute de l’instant.
Ces procédés algorithmiques génèrent des structures « fractales » dont il est possible de contrôler avec beaucoup de précision le développement d’ensemble. J’ai commencé à travailler avec des algorithmes dans les années 1990 et je les ai appliqués à différents paramètres : rythme, hauteur, motifs, instrumentation et ainsi de suite. Mais je n’ai jamais pensé que cela fonctionnerait avec du texte. C’est pourtant le cas. Si on compare, par exemple, la structure rythmique des numéros 1 et 5 – les premier et dernier éléments en l’occurrence –, il s’agit de la même structure renversée : pour l’une, un rythme pesant qui commence par une syllabe accentuée et pour l’autre, une levée. Une transition à large échelle s’opère : les vers pesants du début, articulés sur des temps forts, font place à la fin à des vers légers, articulés sur des temps faibles. Cette transition se retrouve également dans le développement musical ; il y a un grand nombre de correspondances entre les matériaux textuels et musicaux.
La même transition est présente au niveau sémantique. Dans la cinquième section, il y a six ou sept éléments ordonnés selon une structure algorithmique, définie rythmiquement mais aussi sémantiquement. Un processus sémantique conduit de l’état d’aliénation – ce moment d’étrange fluctuation lorsque les personnages se retrouvent face-à-face – à une situation de confiance. Il s’agit d’une transition sémantique organisée selon des procédés algorithmiques : on fait un saut en arrière, on avance, on saute de nouveau en arrière, sans pouvoir anticiper la prochaine disposition sémantique ou émotionnelle. Mais la progression générale est bien là, faisant succéder la confiance à l’aliénation.
Donc, dans la dernière section, nous assistons à une sorte de drame. C’est pour cette raison que j’ai parlé d’un changement de perspective dans la section V. Auparavant, il n’y a ni structure, ni dialogue dramatiques ; c’est chacun pour soi, l’isolement de l’autre. Pour la première fois, dans la section V, texte, trame dramaturgique et action – l’action précise et localisée d’Emio – se retrouvent parfaitement imbriqués.
Propos recueillis par Melle Kromhout – Amsterdam, le 17 février 2010

Un court aperçu de l’ œuvre en vidéo (45 s) :
Double Points: Outis (extrait, interprétation Nieuw Ensemble)
Photos : © Philippe Gontier