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Tremplin-Cursus 2

Éclairage Par Martin Kaltenecker, le 15/09/2010

go-Tremplin cursus II- 1
Michael Pelzel, compositeur suisse né en 1978, se souvient d’avoir été très attiré à ses débuts par les « sonorités ductiles et fascinantes » de l’école spectrale. Creusant cette esthétique chez Georg Friedrich Haas, il retrouvera ensuite chez Detlev Müller-Siemens « l’attitude si allemande, qui vient sans doute d’Adorno, de trouver suspect tout ce qui est trop beau. Attitude d’un hérisson un peu frustré parfois, qui sous-tend que tout ce qui a du succès ne saurait être réussi… ». Chez Kyburz enfin, ce sera l’accent mis sur « l’instinct ludique », caractéristique de l’homme chez Kant et Schiller : « L’œuvre ne doit pas nécessairement saigner, montrer ses plaies ouvertes ; il suffit qu’elle soit un mécanisme parfait. Et la joie qu’elle procure, quand elle n’est pas superficielle, représente également une expérience existentielle ». Organiste, fasciné par la polyphonie, Pelzel pense l’œuvre par couches superposées, dont la densité et la complexité se transforment, qui viennent sur le devant de la scène puis se retirent. along 101 (2008) est le nom d’une grande autoroute menant de Vancouver à Los Angeles : « L’idée poétique est celle d’une traversée de paysages très différents, liées à des communautés diversifiées, mais que l’on retrouve toujours en traversant les villes – variété des quartiers asiatiques ou mexicains, maisons ruinées, coins très riches. D’où l’idée d’une forme-mosaïque, où les mêmes textures ou atmosphères émergent, aidant la mémoire qui reconstitue des objets déjà entendus. »
Un tel travail sur la perception est aussi à l’origine du travail de Stefano Bulfon, compositeur italien né en 1975. « J’ai été marqué autant par la rencontre d’œuvres que de professeurs. Mais on ne met pas sur son CV qu’on a été impressionné par des rencontres avec Monteverdi… Je me souviens surtout que le Prometeo de Nono a été pour moi la révélation d’une nouvelle conception de la musique, que je ne pouvais même pas imaginer auparavant ; non pas une « belle pièce », mais quelque chose qui m’obligeait à penser la musique autrement. Au niveau esthétique, je tire davantage de Debussy et Mahler que de l’École de Vienne. Quant à la rencontre avec Ferneyhough, ce fut la plus profonde – il vous fait dire des choses que vous ne comprenez pas tout à fait, ou bien après seulement, c’est une véritable maïeutique ». Bulfon, qui est pianiste, s’est formé dans l’isolement d’une petite ville de Vénétie, dont le conservatoire comptait « plus de bureaucrates que de véritables musiciens. Les cours de composition consistaient en analyses, destinées aussi à des gens qui ne voulaient pas du tout écrire. Il y a en Italie d’énormes richesses culturelles et un rapport intense à l’art, où les musiciens sont prêts à tout, à se débrouiller toujours, mais aucun soutien de l’État, aucune aide, aucune bourse. Alors on tente sa chance en Allemagne ou en France ». Bulfon s’appuie sur des structures pré-compositionnelles très élaborées. « La composante mathématique est forte. Mais j’aime surtout des structures qui me demandent continuellement de choisir (les chaînes de Markov, par exemple). Je me tiens toujours aux proportions préétablies, mais je modifie les équilibres intérieurs ou le ton des sections ». Sa nouvelle œuvre emprunte son titre à un vers de la poétesse israélienne Zelda Schneurson Mishkovsky, Quand tu étais comme avec moi dans les choses éphémères. « Je vois dans ce poème deux images, l’une parlant de la présence d’un mort, l’autre de son absence. Le mur dont il est question signifie d’abord la présence des ancêtres, puis une matière muette. Mais les deux aspects de cet objet ne se succèdent pas, ils coexistent ; c’est le même mur, parfois dans la lumière, parfois menaçant. Voilà ce que j’essaie de faire : poser un objet, mais quand l’auditeur essaie de le saisir, il lui échappe. Il y a bien un discours continu, mais on ne saurait pas spécifier son objet : d’une certaine façon, l’objet est le vide même. Je crée ainsi les préalables de l’oubli ».
Il est frappant que cette question de la perception égarée revienne également chez Francesca Verunelli, compositrice italienne née en 1979. Elle aussi parle des difficultés de la situation en Italie –  dans les cursus, la différence entre écriture et composition proprement dite n’est pas inscrite. Élève d’Azio Corghi à l’Académie Santa Cecilia, sa première « sortie » fut une participation au stage d’Acanthes à Metz. « L’électronique m’intéresse surtout pour formaliser l’écriture, en particulier l’harmonie, afin d’y intégrer le monde non tempéré et aboutir à une élaboration plus fine des sonorités. Il ne s’agit pas de « faire du son » mais d’écrire le temps. Je travaille avec des fenêtres de temporalité, qui s’ouvrent sur des temps très définis, tout ce qui me fascine déjà chez le dernier Debussy, des temps qui émergent et disparaissent aussitôt, qui sont éclairées ou retournent dans l’ombre. Tout ce qui est dit sera aussitôt nié et contredit ». Francesca Verunelli avait d’abord intitulé sa création Cleansed, titre d’une pièce de Sarah Kane. Dans une lettre à la dramaturge britannique, Edward Bond parle de « niveaux cachés sous la surface ». Mais ce qui est caché n’est pas plus obscur ; chacun de ces niveaux est lui-même une surface. Rien n’est caché – c’est juste un autre lieu et nous pouvons le voir à certains moments. « Cette idée d’un temps imprévisible – accident time – où quelque chose apparaît m’a guidée dans la conception de la forme. Il y a des points de vue différents et instables sur les objets : exactement comme l’histoire des sirènes contée par Homère n’est pas celle de tel auteur apocryphe (qui raconte qu’elles se sont suicidées) ou de Kafka (qui prétend qu’elles n’ont jamais chanté…). J’élabore une grande forme qui n’est pas directionnelle, mais je cherche surtout ce temps accidenté ».
Martin Kaltenecker
Extrait d’Accents n° 42 – septembre-décembre 2010

Photographie © Maud Chazeau