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Les Objets impossibles de Dmitri Kourliandski, entretien avec Makis Solomos

Entretien Par Makis Solomos, le 15/09/2010

Accent 42 - Ensemble Inter-Contemporain
Il existe actuellement, chez les jeunes -compositeurs, une tendance au « conceptualisme », tendance dont vous êtes un excellent représentant et qui, chez vous, provient peut-être de votre intérêt pour les arts plastiques. En effet, d’une part vos œuvres sont souvent conçues en un seul bloc, à partir d’une idée unique ; d’autre part, vos méthodes d’écriture tendent vers la simplicité, la composition étant pensée comme pure organisation d’événements dans le temps. J’ai l’impression qu’Objets impossibles renforce cette tendance. Est-ce exact  ?
Tout à fait. Dans cette pièce, le matériau est réduit à deux types de production sonore pour chaque partie instrumentale. La succession de ces types suit un schéma (une matrice), qui détermine la forme de la pièce. Une telle réduction permet de créer un hyper-instrument monolithique : un objet sonore (ou mécanisme sonore) composé de vingt-quatre musiciens. Ceci concerne la question de la construction. Eu égard au « conceptualisme », il affecte davantage l’idée du cycle que chaque pièce séparée : toutes les pièces – je suis censé en écrire au moins cinq – possèdent une même structure déterminant la distribution des événements dans le temps.
Par le passé, vous avez exploré la relation entre son et image, mais c’est une voie qui semble de plus en plus vous préoccuper. Ainsi, Objets impossibles fait appel au visuel. S’agit-il de « dépasser » la musique ou bien de l’étendre vers le visuel ? Par ailleurs, vous parlez de « composition audiovisuelle ». S’agit-il de créer un événement artistique où les deux composantes seraient indissociables ?
Moi-même et les artistes visuels du collectif Abstract Birds sommes intéressés par la création d’une partie visuelle qui ne serait pas la simple illustration de la musique. Elle ne serait pas non plus un commentaire du son – donnant des images reconnaissables – ni ne formerait une entité narrative en soi. Elle devrait être une conséquence directe, une projection des sons. Nous avons travaillé ce concept en profondeur et avons élaboré l’idée de créer un instrument virtuel en 3D (un instrument à cordes). Chaque détail (chaque corde) de cet instrument est en relation avec un instrument de l’ensemble et en forme la continuation virtuelle. Je traite toujours le son comme s’il était une conséquence d’un geste musical. Dans le cas présent, ce n’est pas seulement le son qui constitue la conséquence d’un geste, mais également la partie visuelle. Chaque action d’un musicien (souffle, toucher d’une corde) entraîne à la fois un résultat auditif et une projection visuelle. Aussi, répondant à la question de savoir ce qui est premier, le son ou l’image, je dirais :aucun. Est premier le geste du musicien.Cet instrument visuel nous permet d’entrer dans la sphère de l’impossible, de l’illusoire. Le son active la corde. La vibration de la corde, dépendant de l’amplitude et de l’intensité, crée l’illusion d’un objet qui existe seulement dans la rétine. Ces objets illusoires forment des surfaces utilisées par les artistes visuels pour « peindre » leur lumière virtuelle. Cependant, les traces de la peinture lumineuse ne se reflètent que sur la rétine. La disparition de ces formes créées par les surfaces illusoires est comparable à la disparition des impressions lumineuses sur la rétine, créées par un flash.Ainsi, nous essayons de travailler non pas avec des images visuelles, mais avec la physiologie même de la vision. Et c’est ainsi que je procède également en musique, travaillant non pas avec les sons, mais avec la physiologie de la production sonore.
Vous vous intéressez davantage au geste des musiciens qu’au résultat sonore, dites-vous. Dans votre bel article « La musique objective »*, vous allez jusqu’à écrire : « J’ai commencé à placer les musiciens dans des situations telles que leur principal souci n’est pas tant de contrôler la précision du résultat sonore que de “survivre” dans les conditions que je leur impose ». Qu’entendez-vous par là ?
Il est toujours important pour moi de désubjectiviser le processus d’interprétation. Lorsque je définis mes recherches créatives comme de la « musique objective », j’entends une combinaison de deux éléments. D’abord, il s’agit d’une quête de mécanicité, de monolithisme ou d’« objectivité » du corps de l’œuvre musicale. Ensuite, je défends l’idée que l’interprétation musicale constitue une somme de conditions physiques et qu’elle n’est pas un traitement spéculatif d’un texte musical. Je pense que lorsqu’un musicien n’a pas la possibilité de réaliser son expérience professionnelle, une autre expérience, innée ou cachée, est réalisée. Objets impossibles ne constitue pas une exception.
Propos recueillis par Makis Solomos
* Traduit en français dans la récente publication de l’ensemble 2e2m : Dmitri Kourliandski. La musique objective, Paris, collection « À la ligne », 2e2m, 2010.
Extrait d’Accents n° 42 – septembre-décembre 2010