Afficher le menu

Rituel in memoriam Bruno Maderna

Éclairage Par Pierre-Yves Macé, le 15/01/2010

Rituel
L’époque baroque a vu fleurir un genre musical intimement lié à la question de la transmission : le « tombeau », pièce à caractère monumental, hommage rendu à un maître. Oublié au XVIIIe siècle, ce -genre fut discrètement exhumé au XXe siècle, au moment où la notion de tradition fut mise en crise, écartelée entre la nécessité de la tabula rasa et la reconnaissance d’affinités débordant les limites des époques et des arts. Composé en 1974-1975, le Rituel (in memoriam Bruno Maderna) de Pierre Boulez inscrit le tombeau dans un tel rapport problématique à la tradition. De forme conventionnellement codifiée, celui-ci devient œuvre-dédicace, adresse, don. Déjà, avec Pli selon pli (1957-1962), le compositeur dressait un « portrait » de Mallarmé, qu’il achevait non par hasard par une mise en musique de son sonnet « Tombeau ». Dans Rituel, il rend hommage à l’ami italien décédé un an plus tôt, Bruno Maderna, comme lui compositeur et chef d’orchestre.
Conformément à la règle du genre, cette pièce orchestrale de près de vingt-cinq minutes évoque (convoque) l’œuvre du disparu : la prééminence des percussions, ainsi que l’éclatement spatial de l’orchestre font nettement écho à Quadrivium (1969). Mais la force de l’hommage dépasse l’exercice de style « à la manière » du défunt. Elle déchire le voile de l’hermétisme, à tel point qu’on a volontiers considéré Rituel comme l’œuvre la plus « accessible » d’un compositeur dont d’aucuns redoutent la complexité de l’écriture et le goût mallarméen du cryptage. Loin de se faire « centre absent », la structure ici « se donne ». Elle se manifeste par une distribution instrumentale insolite : répartition de l’orchestre en huit groupes autonomes aux effectifs croissants, chacun affilié à un pupitre de percussion (deux pupitres pour le dernier groupe de quatorze vents). La mise en place progressive de cet ensemble se déploie en une alternance obstinée de sections que le compositeur baptise « versets » (séquences impaires, non pulsées) et « répons » (séquences paires, pulsées de façon indépendante pour chaque groupe). Dans les premiers, toujours ouverts par une note de gong et clos par une résonance de tam-tam (du groupe VIII), le chef répartit les accords des différents groupes et décide des durées de chaque tenue. Dans les -seconds, il détermine les départs décalés des groupes, délégant aux neuf pupitres de percussions le soin de marquer la pulsation par une suite régulière de noires (sur un tempo variant -entre 66 et 76) et de clore systématiquement la séquence écrite pour chaque groupe par une impulsion accentuée valant comme « point » (le point final de la dernière percussion détermine le passage à la section suivante, impaire). Ces balises percussives apparaissent à la fois comme marqueurs de discontinuités formelles et comme -signaux pour l’exécution même, à destination des interprètes.
Cette fonctionnalité instrumentale (les percussions comme « maîtres de cérémonie ») surimpose à l’œuvre l’imaginaire immémorial de quelque rite extra-occidental. Jusqu’au hautbois solo du premier ensemble, qui n’est pas sans rappeler le djaling tibétain. Son chant inaugural (séquence 2) trace la ligne dont nous observerons le double mouvement graduel d’épaississement et de brouillage : anacrouse en valeur brève suivie d’une valeur longue sur un large intervalle. Ce schéma de base sera largement augmenté, la note tenue s’ornant volontiers de désinences plus volubiles – mince fil d’une identité dont les contours sans cesse changeants impriment dans la mémoire musicale une profusion d’« images présentes-absentes, dans le doute », démultipliées en prisme par l’hétérophonie des huit ensembles (répons), reprises en écho d’un groupe à l’autre (versets).
À mesure que l’œuvre progresse vers sa fin, ces images s’estompent. Aux deux tiers du parcours, le schéma d’alternance qui en a jusqu’alors balisé le déroulement se voit suspendu : une très longue et ultime section XV synthétise les traits du verset et du répons, introduit le « temps strié » du second dans le « temps lisse » du premier, orne les pulsations des percussions de « notes fantômes ». Ce qui se joue est alors la disparition proprement dite : là où l’on attend un tutti orchestral, aboutissement d’un mouvement de crescendo que les sections XI et XII, très animées, laissaient attendre, on observe au contraire un retrait, un geste de l’ordre du délitement, de la soustraction : des silences se substituent aux tenues, de simples ponctuations des cuivres remplacent les motifs mélodiques. La « cérémonie de l’extinction » suggérée par la dédicace se fait lent effacement de l’image. Le silence marque l’intériorisation du rituel, l’incorporation de la perte.
Pierre-Yves Macé
Extrait d’Accents n° 40
– janvier-mars 2010
Photo © Elisabeth Schneider