Afficher le menu

Maurice Béjart, danser la musique

Grand Angle Par Maurice Bejart, le 15/01/2010

48667418-2
Plus de quinze ans après sa dernière tournée à l’Opéra, le Béjart Ballet Lausanne rend hommage à son fondateur en reprenant quatre ballets de Maurice Béjart sur des œuvres de Béla Bartók, Anton Webern et Pierre Boulez au Palais Garnier, du 5 au 9 janvier 2010, inteprétées par l’Ensemble intercontemporain. L’occasion de découvrir, ou redécouvrir, un texte écrit par le chorégraphe sur la place centrale de la musique dans son œuvre, et particulièrement la musique de son époque, dont il fut un témoin passionné.
Rédigé par Béjart à la demande de Claude Samuel, ce texte constitue l’un des quinze « éclats » consacrés à l’œuvre de Pierre Boulez dans le livre publié aux Editions du Centre Pompidou en 1986 à l’occasion du dixième anniversaire de l’Ircam, et repris en 2002 aux éditions « Mémoire du livre ».
Le silence. Puis un son et ce son se -répète. L’espace acoustique me propose une certaine organisation rythmique. Mon -univers est perturbé, transformé et toutes les cellules de mon corps subissent sans le vouloir cette agression, source de plaisir ou de trouble profond, d’extase ou de réflexion, mais toujours modification subtile de mon être soumis à ce bombardement tendre ou violent.
Avant d’être aimée, analysée, comprise, la musique est parfois subie avec une violence physique qui nous fascine et parfois nous révolte. Toute notre vie est rythme, et superposés au rythme de base de notre univers psychologique – celui du cœur –, les divers organes composent une véritable symphonie biologique d’une complexité à faire pâlir le plus mathématique des compositeurs. C’est la rencontre de nos rythmes vitaux avec ce son étranger à notre organisme, mais pourtant accepté, aimé, intégré, qui provoque ce phénomène qu’on nomme la Danse.Depuis longtemps on a renoncé à trouver la solution à la question « L’homme a-t-il d’abord dansé, ou d’abord fait de la musique ? » Est-ce le corps en mouvement, le pied heurtant le sol en cadence, qui ont produit la première musique, ou bien, est-ce le cri, la main qui bat sur l’arbre creux, la fibre ou le boyau pincé qui ont donné à l’être humain le désir de ce mouvement rythmé que l’on nomme la danse ? C’est un peu la problème de la poule et de l’œuf ! Alors sautons les siècles, dansons comme Zarathoustra et de la montagne dévalons jusque dans un théâtre… et venons-en à l’éternelle question posée au chorégraphe : « Quel est le point de départ pour la création d’un ballet ? » et souvent en question subsidiaire : « Est-ce ou non de la musique ? »Il est évident que dans l’absolu, chaque ballet a une genèse différente et les -œuvres ont une vie authentique qui guide les créateurs autant que ceux-ci peuvent s’imaginer être maîtres de leur création et que, malgré la méthode propre à chaque artisan, cette méthode demande à être subtilement corrigée à chaque jalon de cette course d’obstacles qu’est la vie d’un chorégraphe. (Je suppose qu’on peut dire la même chose d’un sculpteur, d’un cinéaste, d’un musicien.)Pourtant, on peut faire entrer les ballets dans quatre catégories. Tout d’abord, ce qui semble le plus naturel, ceux où la musique est le point de départ du processus. Dans mon cas je peux citer par exemple Le Sacre du printemps, Le Marteau sans maître ou la IXe Symphonie. J’entends une partition, son contenu musical me séduit et, de plus, évoque en moi aussitôt une série de formes abstraites et de sensations dynamiques, souvent un lyrisme non anecdotique s’y ajoute et là commence un lent processus de travail à la fois musical et spatial dont nous reparlerons plus tard. Et puis, il y a les ballets où l’anecdote vient en premier, un sujet dramatique me passionne et, une fois un premier travail purement littéraire accompli sur le plan de la dramaturgie, je cherche un support musical.Premier cas je commande à un compositeur une partition, exemple : le Maggio fiorentino me demande un ballet inspiré des Trionfi de Pétrarque, j’écris une adaptation de l’œuvre (assez proche d’un premier travail de cinéaste au niveau du synopsis) et je demande à Luciano Berio de composer une partition. Il est évident que le travail suivant sera une collaboration intime ; le compositeur ayant lui aussi des idées sur le cheminement dramatique de l’œuvre et pouvant la modifier tandis que le chorégraphe suggérera des tempi, des durées ou même des couleurs orchestrales.
C’est ainsi que se sont faits la plupart des ballets classiques et la collaboration de Marius Petitpa et Tchaïkovsky reste passionnante dans son processus (connu par leurs carnets de notes) et par son -résultat.Deuxième cas, l’argument me suggère non pas une partition originale et close, mais une succession de collages musicaux, montages, mixages qui sont assez proches d’un travail de reportage cinématographique.
Le ballet Baudelaire, créé il y a une vingtaine d’années, en est, je crois, le meilleur exemple, puisqu’il comporte au moins une centaine d’éléments sonores différents commençant avec Wagner et Debussy, allant au free jazz et passant par des musiques traditionnelles, des fragments de chansons de Bob Dylan, des percussions, des bruits naturels, des soli d’interviews faites à Los Angeles. Ce montage se faisant en même temps que la création quotidienne de la chorégraphie.
Dans la dernière catégorie, je mettrai les ballets dont l’inspiration n’est ni musicale, ni littéraire, ni même imaginable. (Un ballet, en effet, peut mettre en scène une succession d’images qui, bien que n’étant pas reliées par un fil anecdotique, ont une puissance imaginative et onirique profonde ; je pense à certaines œuvres de Pina Bausch où la force de l’image est le moteur de la construction chorégraphique.) Donc, ces ballets sont d’inspiration formelle.  Le rapport des formes et des pas dans leur logique dynamique pure, dépouillée de toute convention, de toute interprétation, exemple : un de mes ballet, L’Art de la barre, où douze danseurs comme les douze notes de la gamme, exploitant chacun un des douze exercices quotidiens des danseurs classiques à la barre, écrivent une série de fugues dont le corps humain et l’espace sont les seules composantes. On m’a suggéré alors (titre oblige) de régler ce ballet sur des fugues de Bach, mais c’était superposer une idée à une autre et asservir la liberté de cet espace charnel à un espace acoustique pur.
Le ballet se déroule donc dans le silence avec, parfois, le son d’un métronome qui n’est pas musique, mais point de -repère pour les danseurs afin de construire des combinaisons rythmiques se superposant à la simplicité de ce battement -inéluctable.
C’est un peu de cette façon que s’est créée presque toute l’œuvre de Merce Cunningham où la forme, indépendante de la musique et de toute image expressionniste, se développe pure dans l’espace scénique avec, comme unique support, le corps nu du danseur.
La musique – la danse
Je commence un ballet sur une partition que j’aime. Première étape, découverte de l’œuvre, exemple : 1955, je viens de créer mon premier ballet Symphonie pour un homme seul sur la musique de Pierre Henry et Pierre Schaeffer. Peu après, un soir, un concert du Domaine Musical au Petit Marigny, le choc : Le Marteau sans maître. Surprise, émerveillement, passion, et aussitôt une foule d’images et de sensations cinétiques. Déformation profession-nelle ? Je ne peux pas écouter une musique pour la première fois sans que mon activité chorégraphique ne soit subtilement mise en marche (je ne parle évidemment que des œuvres dont la musique m’intéresse), puis une attitude plus sereine me plonge dans l’étude de cette partition.
 
Ecoute – lecture – écoute – lecture
Je ne suis pas assez habile musicien pour entendre une partition à sa seule lecture, pourtant la lecture m’est un complément indispensable à l’audition. Puis au stade suivant, un essai (naïf et primaire sans doute) d’analyse musicale. Dans le cas du Marteau sans maître, cela m’a pris quinze ans. Je ne joue d’aucun instrument, alors je chante (faux) les cellules musicales et cela m’aide à un travail chorégraphique.
La voix, comme les jambes, est un muscle.
Je me souviens de Bruno Maderna qui dirigeait à la Scala la première exécution du Marteau sans maître, déclarant à la conférence de presse en me présentant aux journalistes italiens : « Maurice Béjart, qui toute la journée, chante la musique de Boulez comme vous fredonnez la Traviata ! »
C’est seulement après cette longue gestation musicale que je peux aborder la chorégraphie de telles œuvres. Souvent des amis ou même des confrères m’ont déclaré ce travail musical inutile, car la danse a ses lois et sa recherche propre, et cette obsession musicale est peut-être une gêne. Je suis parfois d’accord : certaines recherches poussées sont peut-être inutiles ; mais je suis certain qu’en art, paraît inutile ce qui est proprement -indispensable.
Maurice Béjart extrait de Pierre Boulez, Eclats 2002, par Claude Samuel, Mémoire du livre, 2002 © 2002 Mémoire du Livre
« Je découvrais, médusé, une respiration nouvelle du Sacre. Autant dire que nous étions tous estomaqués, comme quand on nous révèle quelque chose d’inattendu sur quelqu’un que vous croyez bien connaître depuis des années. Je ne quittais pas Boulez des yeux, je veux dire ses bras et ce qu’il faisait avec ses doigts. Il se penchait sur l’orchestre comme un sourcier. Quand ce fut fini, il se retourna vers nous et conclut laconiquement : « Voilà, c’est mon tempo ». À nous de nous débrouiller ! Je dois dire que je compris beaucoup mieux ma chorégraphie quand je la vis comme nettoyée et mise par Boulez au plus près de la musique. La -célèbre rigueur de Boulez m’épatait et devint une sorte d’idéal pour moi. J’aurais voulu avoir son intransigeance et la sûreté de ses jugements. Sans le savoir, il m’a beaucoup aidé à me réconcilier avec le classicisme. »
Maurice Béjart, extrait de Un instant dans la vie d’autrui, Flammarion, 1979
Extrait d’Accents n° 40
– janvier-mars 2010