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György Ligeti : Aventures et Nouvelles Aventures

Éclairage Par Pierre-Yves Macé, le 15/09/2009

Aventures
Au sein de la carrière riche et diverse du compositeur hongrois György Ligeti (1923-2006), sa participation, brève autant que déroutante, au mouvement artistique d’avant-garde Fluxus apparaît comme un détour, un malentendu -toutefois fertile. Parmi les œuvres issues de cette -période, le diptyque formé par les Aventures (1962) et Nouvelles Aventures (1965) marque un jalon important en ce que s’y -manifeste l’affinité entre le théâtre musical — genre alors naissant, partiellement issu du –happening et de l’event — et les préoccupations propres au mouvement d’avant-garde, notamment l’érosion de la frontière entre la sphère de la contemplation esthétique et celle de l’action quotidienne.
Trois chanteurs (une soprano, une contralto et un baryton) y sont portés sur la scène, jouant une dramaturgie de l’absurde que le compositeur a consignée, sans recourir à aucun texte préalable, en notant les parties vocales directement en écriture phonétique. La « langue artificielle » qui en résulte ne fait pas système ; elle peut toutefois évoquer le fantasme d’une langue d’origine, cratylique, c’est-à-dire tendue vers la réconciliation entre sons et choses, phonèmes et sens, ce -parler rêvé par Jean-Jacques Rousseau dans L’Essai sur l’origine des langues. Comme dans Visage (1961) de Luciano Berio, l’enjeu est ici de libérer un rapport au parler primal, purement affectuel, antérieur à toute soumission à l’orthophonie (au « parler-droit ») ; d’exprimer la « machine sonore du corps libidinal, celle qui fabrique les soupirs, hoquets, éructations, cris, halètements, gémissements, rires, battements de lèvres, claquements de langue, sifflements, interjections, sanglots… » (Jean-François Lyotard).
Ce spectre d’attitudes ou d’affects vocaux est ici divisé en cinq groupes généraux — raillerie, tristesse, humour, érotisme, peur — auxquels le compositeur fait correspondre une grille de figures, interjections, micro-motifs essentiellement rythmiques (les hauteurs de notes sont parfois laissées libres) ; toute une gestique musicale que corrobore un théâtral jeu d’adresses : les trois interprètes sont invités à projeter leur chant les uns vers les autres (simulant un dialogue) ou bien à se tourner vers le public (recréant le dispositif conventionnel de l’aparté ou du monologue). S’ouvre alors un espace de situations, d’événements, d’« aventures » — espace dont la configuration sans cesse changeante autorise maintes péripéties et retournements à même l’« intrigue » ; s’y côtoient le drôle et l’effrayant, la scène d’hystérie solitaire et les lamenti collectifs.
Assujetti à la primauté du chant, l’écriture pour les sept instruments en assure le relais ou en forme la discrète résonance. Un instrument reprend à l’unison une note chantée, s’immisce dans les espaces vacants de la voix, ou bien marque des -césures à un niveau plus macroformel (les claquements de percussion fonctionnent notamment comme des points de montage, claps cinématographiques provoquant des changements de tableau). Mais la force de subversion de cette écriture attire l’oreille au cours de moments insolites : images nocturnes, tout droit issues des quasi contemporaines Atmosphères (1961), superposant des micro-sonorités aux confins de l’inaudible et suspendant inopinément la gesticulation vocale ; ici un choral aux accents folkloriques, esquissé en demi-teintes, là un bref « bloc » instrumental varésien surgi de nulle part et prenant congé tout aussi mystérieusement ; de complexes polyrythmies annonciatrices de la période créatrice plus tardive du compositeur… Ces moments pourraient bien indiquer un mouvement — particulièrement sensible dans le second volet — d’intériorisation, d’intronisation d’une vocalité essentiellement expressive, et révéler tout le sens de la déclaration de Ligeti : le diptyque des Aventures est à entendre comme un « opéra qui se joue à l’intérieur de la musique ». Au devenir-verbe de la musique, il convient de faire correspondre un devenir-musique de la langue qui, plutôt que d’ouvrir l’œuvre vers le dehors (selon l’injonction avant-gardiste) pourrait bien la clore sur -elle-même, l’amener vers la « musique pure ». Vu sous cet angle, le diptyque des Aventures préfigure tout autant l’opéra Le Grand Macabre composé entre 1974 et 1977 (dont la première pièce « Kylrwiria » lui fait directement suite) qu’il n’apparaît comme une singulière pièce de musique de chambre, faisant jouer voix et instruments dans le même geste, ludique et jubilatoire, du « faire sonner ».
Pierre-Yves Macé
Extrait d’Accents n° 39
– septembre-décembre 2009
Photo © Maud Chazeau