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Une langues, des langues

Grand Angle Par Pierre-Yves Macé, le 15/09/2009

GA1
« Yahvé descendit pour voir la ville que bâtissaient les fils des hommes. Yahvé dit : « voici qu’à eux tous ils sont un seul peuple et ont un seul langage ; s’ils ont fait cela pour leur début, rien désormais pour eux ne sera irréalisable de tout ce qu’ils décideront de faire ; Allons ! Descendons de là, brouillons leur langage, de sorte qu’ils n’entendent plus le langage des autres ». Et Yahvé les dispersa, de là, à la surface de la terre, et ils cessèrent de bâtir la -ville. Voilà pourquoi on l’appela du nom de Babel ; car c’est là que Yahvé brouilla le langage de toute la terre, et c’est de là que Yahvé les dispersa à la surface de la terre. » (Genèse, 11, 5)
Au commencement était le Verbe divin. Un verbe apte à rendre réel dans le moment même de sa profération la chose qu’il désigne et crée dans le même geste. Placé entre des mains humaines, un tel langage rend possible l’impossible, ouvre la voie au péché d’hybris : construire une tour qui permette aux hommes d’accéder au ciel, transgresser la limite qui les -sépare de Dieu et les maintient sous sa domination. Le châtiment est inévitable et sa forme est celle du brouillage : n’est désormais langage humain que celui qui est dissensuel, multiple, pluriel, marqué par l’imperfection d’une impossible unité.
En 2002, le compositeur Mauricio Kagel compose un cycle de mélodies pour voix seule, Der Turm zu Babel [« La Tour de Babel »], qui, de l’épisode biblique relaté dans la Genèse, ne retient que la -phrase exprimant l’opération de brouillage : Allons ! Descendons de là, brouillons leur langage, de sorte qu’ils n’entendent plus le langage des autres. Huit fois cette phrase est chantée dans des langues différentes (danois, allemand, anglais, espéranto, français, grec, hébreux, italien, japonais, latin, néerlandais, polonais, portugais, russe, espagnol, swahili, turc et hongrois). D’une source identique jaillit ici le radicalement divers : l’hétérogénéité des différents numéros du cycle, qu’aucune présence instrumentale ne viendra relier. L’opération babélienne est reconduite, réactualisée avec des langues, mortes et contemporaines, européennes, méditerranéens et asiatiques, parmi lesquelles se distingue le peu usité espéranto : langue originaire « de synthèse », créée de toutes pièces à la fin du XIXe siècle afin de faire « s’entendre » des personnes de langues maternelles différentes.
Que la pluralité des langues utilisées pour cette œuvre de Kagel donne lieu à une diversité des écritures musicales ne saurait étonner : une langue n’est pas seulement un moyen de communication, mais plus fondamentalement un lieu que l’on -habite. Dans la parabole babélienne, la langue fait monde, et dans cette mesure, permet aux multitudes de se réunir en un peuple unique. Langue singulière et concentration territoriale s’identifient dès lors : le brouillage de la langue adamique s’accompagne d’une nécessaire dispersion géographique des hommes « à travers la surface de la terre ». Avec Babel, c’est la division du Monde en mondes qui s’opère. Avec la diversité des langues, c’est une disparité des musiques vocales qui se fait jour, en raison des sonorités, des intonations, de toute la matière phonique propres à chaque langue.
Tant que l’Esprit occidental envisageait le monde musical comme le déploiement linéaire d’une tradition unique, il était normal qu’une seule langue y soit posée comme référent, modèle de musicalité : le latin, puis l’italien. Ainsi, c’est au nom de l’unicité et de l’universalité du fait musical – et contre la tendance à écrire des opéras en langue -vernaculaire, afin notamment d’en ouvrir la réception – que, dans sa polémique Lettre sur la musique française (1753), Jean-Jacques Rousseau entreprend sa défense de la musique italienne, qu’il oppose à l’« aboiement continuel » du chant français. Et ce n’est nullement un hasard si le même Rousseau, enquêtant sur l’« origine des langues », en vient à se représenter la langue originaire comme modèle de musique vocale absolue, faite de « sons […] très variés », avec « peu d’articulations, quelques consonnes interposées, effaçant l’hiatus des voyelles ». Dans cette hypothétique langue, « l’on chanterait au lieu de parler », et « l’onomatopée s’y ferait sentir continuellement » : le parler adhérerait au monde par harmonie, -imitation, sympathie.
Mais à mesure que cette langue originaire s’éloigne dans les limbes du fantasme, les mondes rendus étrangers les uns aux autres par l’opération babélienne ne pouvaient pas ne pas recroiser leurs chemins. Avec le développement des moyens de communication et de transport au début du XXe siècle, les compositeurs sont amenés à multiplier les supports linguistiques. Stravinsky pourra écrire, au fil de ses voyages et de ses rencontres avec des librettistes, non seulement pour le russe (Les Noces, Le Rossignol), mais aussi pour le français (L’Histoire du soldat, Perséphone) et, à la fin de sa vie, l’anglais (The Rake’s progress). Parallèlement et progressivement, l’art du langage — la littérature — introduit de l’altérité dans le système en apparence bien ordonné des différentes langues. Deux tendances peuvent en être dégagées, qui convergent vers le même point : questionner le mystère de la pluralité des langues et transgresser les limites qui séparent celles-ci.
Une première tendance consiste à multiplier, au sein d’une même œuvre, -l’emploi de langues déjà existantes : exemple -canonique, le roman Finnegans Wake (1939) de James Joyce innerve à son écriture d’expression anglaise pas moins de soixante à soixante-dix langues du -monde entier. Par cette inflation linguistique, il s’agit de saisir une dimension complète, totale, « pure » du langage que la restriction à une seule langue ne saurait atteindre. Un tel « pur langage » est défini par Walter Benjamin dans son essai La tâche du traducteur (1923), comme somme des langues, comme « totalité de leurs intentions complémentaires » lorsqu’elles visent « une seule et même chose ». Dans leurs dissemblances, les langues particulières sont à envisager comme des « fragments » de ce langage « plus grand », « de même que les débris d’un vase, pour qu’on puisse reconstituer le tout, doivent s’accorder dans les plus petits détails, mais non être semblables les uns aux autres ».
Significativement, des bribes du Finnegans Wake de Joyce apparaissent dans une œuvre du compositeur allemand Bernd Alois Zimmermann qui peut apparaître comme un cas d’école de plurilinguisme en musique : le Requiem pour un jeune poète (1969). Il s’agit, selon les termes du compositeur, d’un « lingual », terme dans lequel on peut reconnaître les mots « rituel » et « langue » : partition à l’effectif -colossal (elle est écrite pour solistes, chœur, grand orchestre, combo de jazz, bande magnétique et orgue) et aux ambitions -encyclopédistes (elle -retrace un -demi-siècle d’histoire de l’Europe au travers des conflits politiques et des œuvres littéraires, sur fond de liturgie chrétienne), l’œuvre se présente comme un immense montage de pas moins de soixante-dix citations de textes, œuvres littéraires et documents d’actualité en grec ancien et moderne, latin, anglais, -allemand, français, hongrois, russe et tchèque. Le texte est chanté, parlé par des récitants, présents sur la scène ou bien préenregistrés ; parfois encore, une archive sonore est directement « citée » sur la bande comme « document ». Hors des contraintes imposées par ce dispositif, Zimmermann exploite dans son écriture musicale les idiosyncrasies de chacune de ces langues, tirant parti des combinatoires multiples d’items hongrois – langue dite « agglutinante » – dans le poème Dob es tanc de Sandor Weöres, ou encore jouant des assonances euphoniques du poème An Anna Blume de Kurt Schwitters (du deiner dich dir, ich dir, du mir. Wir ? vers laborieusement traduisible par « toi ton te, je te, tu me – nous ? »). La friction entre texte et musique apparaît d’autant plus nettement lorsque le compositeur travaille son matériau textuel par des procédés proprement musicaux, réalisant un ricercare (forme contrapuntique proche de la fugue) à partir de quatre lectures différentes du même texte de Konrad Bayer (Der sechste Sinn), ou bien opérant des coupes de montage selon des durées dérivées d’une série proportionnelle. Le brouillage babélien n’est jamais loin, notamment au cours de l’emblématique « Prologue » : superposés, les discours d’Alexander Dubcek et du pape Jean XXIII, les lectures de Joyce (Ulysse) et Wittgenstein (Investigations -philosophiques), ainsi que l’énonciation chantée de la messe des morts par le chœur « s’interpénètrent sans cesse dans une forme ondulante », se fondent en un stream of consciousness polyglotte.
Alors, écrit le compositeur, « la dimension sémantique s’efface et c’est surtout le timbre propre à chaque langue qui acquiert une qualité musicale ». L’unité du mot est cependant laissée intacte – comme si en lui résidait, par-delà la mutilation des structures, la vérité du langage que la citation inaugurale de Saint-Augustin interroge : « quand on nommait un objet quelconque et que le mot articulé déterminait un mouvement vers cet objet, j’observais et je retenais qu’à cet objet correspondait le son qu’on faisait entendre, quand on voulait le désigner ».
La seconde tendance va précisément s’attaquer au mot même, concassant la parole et la réduisant à son atome le plus irréductible : le simple son. L’emblématique « poème sonore » Ursonata (1932) de Schwitters montre comme une telle pratique est marquée par une tension vers l’origine (le préfixe allemand « Ur- » -signifie « premier », « primitif ») : non plus l’origine diachronique (révolue) d’un langage parfait, mais l’origine synchronique (coexistante au langage articulé) d’un prélangage explorant la région de l’« enfance » (est infans « celui qui ne parle pas » ou plutôt « pas encore »). Négatif du langage articulé, cette proto-langue en récupère les résidus, les sonorités non-pertinentes ; elle les fait jouer, les assemble en unités, parodies de « mots », qu’elle graphie librement : « Fümms bö wö tää zää Uu, pögiff, kwii Ee dll rrrrr beeeee bö fümms bö ». L’enjeu est de s’attaquer au sens, non tant pour le détruire que pour le déterritorialiser : avec la parole non-verbale, la production de sens déborde la sphère du signe (et sa traditionnelle distinction entre signifiant et signifié) pour se situer dans l’acte de vocalisation même. Avec, comme horizon asymptotique, sa non-communicabilité absolue, autistique.
Dès lors, dans le domaine de la musique vocale, se dresse tout un axe de possibilités, depuis la simple mise en jeu de l’appareil phonatoire, jusqu’à la parole, certes créée de toutes pièces mais formée comme un langage (tel serait le cas du « kobaien », « langage structuré, avec sa propre syntaxe » créé par le batteur et compositeur Christian Vander pour les chansons de son groupe Magma). Ce champ de possibles a trouvé son expression la plus libre dans le théâtre musical à partir des années 1960. Déjà dans Anagrama (1957), partition de chambre précédant ses œuvres plus proprement théâtrales, Kagel dérivait une écriture phonétique des diverses combinaisons du palindrome médiéval In girum imus nocte et consumimur igni (« Nous tournons en rond dans la nuit et nous serons dévorés par le feu »). Mais surtout, dans Vox -humana ? (1978-1979), le compositeur argentin ranime le souvenir d’un langage codé, qu’il avait inventé, enfant, avec ses frères : un mixte d’espagnol et d’hébreu. En réalité, ce langage était non tant une création que « la répétition intuitive d’une coutume qui avait la préférence de bien des érudits séfarades, à l’époque espagnole et même plus tard » et dont fut dérivé le ladino. L’impulsion créatrice de langage reste toutefois présente dans la partition : Kagel y invite ses interprètes soit à puiser dans des mots ladino extraits du Désert de Néguev, un chant judéo-espagnol, soit à s’exprimer en une langue personnelle, inventée. Dans la même lignée, le compositeur hongrois György Ligeti fabrique un langage onomatopéique pour les personnages de ses Aventures et Nouvelles Aventures : non par hasard, cet idiome puise ses origines dans le Kylwiria, la langue imaginaire que Ligeti, enfant, s’était créée.
Au carrefour des deux tendances que nous avons dégagées, se situe un travail qui, tout en intégrant l’héritage traditionnel des langues, pousse au plus loin la dissolution du langage articulé : il s’agit de la collaboration, développée sur cinq œuvres, entre le compositeur Luciano Berio et l’écrivain Edoardo Sanguineti. Là, le texte est écrit dans la perspective de sa pulvérisation : il est d’emblée pensé comme « générateur de diverses expressions et situations vocales » qui le dépassent. Le plurilinguisme babélien participe d’une telle mise en situation du texte : dans l’action scénique Passaggio (1963), les micro-énoncés en français, -allemand, latin et anglais disséminés dans les parties vocales du second chœur (placé dans la salle de concert) signalent le dissensus qui anime l’œuvre, figurent très littéralement un rapport chœur / personnage (la protagoniste principale s’exprime en italien) marqué par la mésentente. Puis, avec Laborintus II (1965) et surtout A-Ronne (1974-1975), l’expression vocale s’élargit considérablement. Pour cette dernière œuvre, « documentaire radiophonique » pour cinq acteurs a capella, une courte page de texte inspire au compositeur le long dépliement de sa vocalisation multiple, au milieu de marques d’affect (-rires, hurlements), expressions triviales du corps (rots, râles) sympathies animales (aboiements), purs résidus de l’appareil phonatoire (clicks de bouche amplifiés, raclements de gorge) : le mot est décomposé en phonèmes, redistribué dans les différentes voix, éclaté dans l’espace stéréophonique (droite / gauche, proche / lointain). Loin d’être nié par de telles opérations, le sens ici prolifère. Comme chez Zimmermann, le fonds culturel occidental se tord sur lui-même : une citation de la Divine Comédie de Dante croise l’apparition spectrale du Manifeste du parti communiste au sein de ce qui apparaît comme un parcours, de A jusqu’à Ronne (dernière lettre de l’ancien alphabet italien), depuis les mots inauguraux de la Création, déclinés en plusieurs langues : In the beginning / Am Anfang / in principio / Au commencement, jusqu’à l’expression finale : « in the end is my music », aboutissement d’une incorporation du texte par la musique.
Rien de plus éloigné, pourtant, dans une telle démarche, que l’idée de faire de l’expression musicale une manière de langage universel renouant avec la langue adamique. Dans l’esthétique de l’« œuvre ouverte » dont participent les œuvres de Berio / Sanguineti, le sens ne se donne pas comme révélation intimement articulée à la langue mais se construit comme processus dans le moment de la réception, avec la part de dissensus que celle-ci implique. Déjà, la lecture « déconstructiviste » de Rousseau par Jacques Derrida posait comme horizon du langage la non-originarité absolue de la « trace », tendue vers l’antériorité d’un déjà-là. Avec l’idée du langage originaire, c’est d’une certaine conception de l’universalité qu’il faut faire le deuil : quittant le domaine de l’expression, elle se déplace vers la diversité infinie des interprétations nécessairement lacunaires ; elle devient le simple mouvement d’adresse à un x.
Pierre-Yves Macé
Extrait d’Accents n° 39 – septembre-décembre 2009
Références bibliographiques : Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues (première parution, posthume, 1781) et autres textes, Garnier-Flammarion, 1993
Walter Benjamin, La tâche du traducteur (1923), in Œuvres, tome I, Gallimard, Folio, 2000 Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, Seuil, 1979 Jacques Derrida, De la grammatologie, Minuit, 1967
Photo © Maud Chazeau