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Happiness Daily – entretien avec Georges Aperghis

Entretien Par Véronique Brindeau, le 15/04/2009

Aperghis
Tous deux Grecs de naissance et français d’adoption, Georges Aperghis et Iannis Xenakis doivent peut-être une part de leur singularité aux sources souvent extra-musicales de leur travail de composition.
Chez le premier, ingénieur et architecte, c’est la science qui sert la musique en même temps qu’elle s’en inspire. Appliquées à l’écriture, les théories mathématiques et physiques sont génératrices de formes, de rythmes, de sons (comme on pourra l’entendre dans les textures de Phlegra (1975), travaillées à la manière d’un architecte) – un formalisme allié à un déferlement jouissif d’énergie, comme le déchaînement dionysiaque des percussions de Rebonds (1988). Chez Aperghis, c’est le langage et sa théâtralité latente qui aimantent le discours musical.Construite à partir de bribes du quotidien, d’objets trouvés du langage collectés conjointement par le compositeur et par François Regnault, la nouvelle œuvre de Georges Aperghis, Happiness Daily, transforme peu à peu ces phrases anodines en litanies engendrant une forme de délire. La forme brève de l’objet trouvé génère ainsi la forme longue de ce théâtre de la banalité, faisant jaillir l’étincelle au cœur du quotidien comme une épiphanie. Donatienne Michel-Dansac et Marianne Pousseur, toutes deux familières de l’univers du compositeur, seront les interprètes de cette création aux côtés de l’Ensemble intercontemporain.
Que peut bien être ce Happiness Daily, ce « bonheur quotidien » ?
En fait, la pièce part de phrases anodines qu’on dit dans la journée, comme celles que j’entends dans la rue quand les gens passent sous ma fenêtre. Avec François Regnault, nous avons collecté chacun de notre côté ces bribes de phrases qui peuvent devenir peu à peu délirantes si on se met à les répéter. La pièce pourrait donc aussi s’intituler, non pas le « bonheur quotidien », mais la « folie quotidienne ». On s’aperçoit finalement que des phrases en apparence comiques, ou banales, idiotes, dites à une certaine vitesse et prises en charge par la musique, deviennent assez terribles, et même angoissantes. J’essaie de travailler sur tous les aspects de ces phrases. Cela crée des liens très curieux entre les deux chanteuses, comme s’il y avait un sous-texte : on se met à imaginer des situations, de petites scènes de la vie quotidienne. Ce qui est intéressant, c’est de ne rien voir. Seule l’écoute fait voir des images. On a l’impression qu’il existe une espèce de crescendo du « dire », une sorte de délire qui monte, comme si un drame s’était produit entre les deux chanteuses. Tout d’un coup, l’allure change complètement, et ça finit sur une espèce de perte de quelque chose, comme au cours d’une journée.
Quel est le rôle de la formation instrumentale : accompagner, souligner cette situation de parole ?
L’accompagner, oui, mais aussi la provoquer, aller contre. Lorsqu’une séquence instrumentale prend en charge les paroles, alors elles changent selon leur situation par rapport à la musique. Au cinéma, on parlerait de plans différents. L’écriture de l’ensemble travaille à changer de plans, c’est-à-dire d’espace, pour mettre en scène les paroles. Ce sont les musiciens qui modifient le point de vue par rapport à la scène. Comme au cinéma. Parfois, les chanteuses peuvent paraître bavardes et papillonnantes, tout dépend du plan dans lequel elles se trouvent, de quelle manière elles sont prises par la musique, puis la couleur change et les choses peuvent devenir très graves d’un coup.

Ces paroles sont-elles reconnaissables, ou bien avez-vous plutôt travaillé, comme il vous est arrivé dans le faire, sur des phonèmes ?
Il y a quelques phonèmes, mais on reconnaît parfaitement les phrases. Par exemple, au tout début de la partition : « Mon Dieu, mon Dieu/ Ayez pitié de moi/Qu’est-ce qui te prend ? / Je dis : Mon Dieu, ayez pitié de moi/ Ne pas parler d’amour/c’est une option ! » Etc. Des petites choses comme ça… « J’étais folle de lui, vraiment pas de quoi/ j’en étais folle/il pleut dedans/ il pleut tout simplement. » C’est la banalité. Il n’y a aucune prétention de raconter quoi que ce soit, de faire de la psychologie. Ce sont des objets trouvés, que j’ai collectés puis rangés selon l’avancement de la partition, en essayant de leur donner du sens, de redonner un peu de couleur à ces objets, tout en créant aussi de fausses pistes. Si on sait exactement de quelle situation il s’agit, alors on se raconte une histoire et on n’écoute plus la musique, on n’écoute plus le texte, on ne cherche pas. Il faudrait que les gens soient aux aguets pour savoir ce qui se passe pendant cette demi-heure de folie. Qu’ils soient sur le qui-vive, exactement comme lorsqu’on est dans la rue, quand on ne comprend pas bien ce que les gens disent, et pourquoi ils le disent. À partir de là, on peut se construire tout un programme ! Donc, je bifurque souvent, il n’y a volontairement pas de suite. Dès qu’une histoire commence à naître, je la contredis, ou je l’arrête avant qu’elle ne prenne corps.
Quel type d’attitude demandez-vous aux deux chanteuses sur scène ? Attendez-vous qu’elles induisent par leur présence une certaine écoute, ou qu’elles soient neutres ?
Pour moi, le neutre n’existe pas. Je pense qu’elles doivent s’impliquer dans ce qu’elles ont à dire ou à chanter, mais immédiatement après changer, s’impliquer différemment pour chaque objet trouvé sans constituer une ligne. C’est très difficile à réaliser : elles sont dans chaque phrase de sorte qu’une mosaïque se crée entre elles, et c’est au spectateur de trouver le lien. C’est à lui de former une ligne.
La vitesse d’énonciation du texte joue-t-elle un rôle particulier ?
Oui, ça devient des litanies. Un peu comme des paroles d’hypocondres, de personnes qui délirent. Il y a ce comportement-là, cette prolifération. Comme si une phrase en générait d’autres. À un moment donné, la phrase devient créatrice. Un délire se produit parce qu’un mot arrive, et tout d’un coup ça commence : « Mes parfums/ mais je ne peux pas/ mais si longtemps/ mais mon Dieu, mon Dieu/ Mes coiffures, mes stations, mes papiers, mes regards ». Il y a une espèce d’accélération.
Cela fait très longtemps que je travaille sur le texte, sous tous ses aspects. À présent, je m’occupe de ce que j’appelle des « textes musicaux », c’est-à-dire des textes qui n’ont pas de sens mais qui en prennent un selon le rythme avec lequel ils sont dits. Après des pièces comme Machinations, je me suis intéressé à la banalité de phrases compréhensibles, et non à des phonèmes. L’idée m’est venue en lisant un recueil de courts textes de James Joyce : Épiphanies. L’épiphanie, c’est quelque chose qui apparaît. En fait, ces phrases sont comme des haïkus, en un peu plus longues. Ce sont des situations complètement banales, et tout d’un coup quelque chose produit une petite étincelle dans la banalité. Et c’est cela, l’épiphanie.
Propos recueillis par Véronique Brindeau
Extrait d’Accents n° 38
– avril-août 2009
Photo : Georges Aperghis © Joan Braun