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Grisey/Rameau : spectres et corps sonores

Éclairage Par Ensemble intercontemporain, le 15/04/2009

Grisey-Rameau
« Cette manie des musicologues de vous -asséner la musique des autres (Connaissez-vous ceci ? Connaissez-vous cela ?). Quoi de plus étouffant ! » (Gérard Grisey, Écrits)
Il ne sera donc pas question ici de comparer la musique de Rameau et celle de Grisey, d’établir un parallèle improbable entre les tableaux tour à tour violents et raffinés, l’énergie rythmique survoltée du compositeur des Lumières, et la matière sonore chatoyante, lentement déployée, sculptée dans un temps infiniment étiré par l’un des inventeurs de la musique spectrale. La confrontation de leurs univers, le temps de deux concerts, suffira à les faire entrer mutuellement en résonance. S’il y a un rapprochement à établir – pour rendre proche ce qui semble éloigné – ce sera bien plutôt sur le plan de leur pensée, de leur conception du matériau sonore et du projet radical d’en déduire les formes et les textures.
Rameau théoricien se situe à un moment de l’histoire de la musique où, après plus d’un siècle d’innovations et de mise en place de ce qu’il est convenu actuellement de nommer tonalité, les anciens cadres de pensée hérités du Moyen Âge – la modalité, le contrepoint – peinent de plus en plus à rendre compte des pratiques. En bon cartésien, Rameau cherche à découvrir le principe unique qui gouverne l’art des sons, à l’insu même des musiciens embarrassés dans un réseau de règles apparemment arbitraires. Avec son Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels (1722), Rameau érige l’accord parfait, composé d’une note fondamentale, d’une tierce, d’une quinte et d’une octave, en point originel de toute la musique. Si quelques autres avant lui ont pensé l’accord comme un objet autonome, il est le premier à le placer au centre de l’activité compositionnelle. Mais ce n’est pas tout : lorsque Rameau prend connaissance des découvertes de Joseph Sauveur, l’inventeur de l’acoustique, et qu’il comprend que les notes mêmes de l’accord parfait se font entendre sous forme d’harmoniques dans chaque son, il y voit la preuve que son système est validé par les lois de la nature (Génération harmonique, 1737). En cela, Rameau est un homme du XVIIIe siècle, persuadé du caractère universel d’une musique que nous concevons de nos jours comme une construction éminemment culturelle, enracinée dans un temps et un lieu particuliers.
L’esprit de système de Rameau le pousse à déduire du phénomène de la résonance, de ce qu’il nomme « corps sonore » et que nos contemporains désignent plus volontiers par « spectre de fréquences », l’ensemble de l’organisation musicale : « Le corps sonore, que j’appelle, à juste titre, son fondamental, ce principe unique, générateur, et ordonnateur de toute la musique, cette cause immédiate de tous ses effets […] engendre en même temps toutes les proportions continues, d’où naissent l’harmonie, la mélodie, les modes, les genres, et jusqu’aux moindres règles nécessaires à la pratique. » (Démonstration du principe de l’harmonie, 1750). Rameau semble annoncer le projet de la musique spectrale que Gérard Grisey résume ainsi dans ses Écrits : « Depuis quelques années, l’acoustique nous donne à percevoir la structure interne du son. Ainsi, grâce à l’électronique et à l’écoute micro-phonique qu’elle permet, j’ai découvert peu à peu ce qui allait devenir le matériau -essentiel de toute ma musique : l’intérieur même du son. »
Mais la projection de la forme du son sur la forme musicale, chez Rameau, est de l’ordre de l’élucidation théorique, non du projet musical lui-même – sauf à de rares moments, lorsqu’il opère par exemple la première des « synthèses instrumentales » (pour reprendre le terme de Grisey) en faisant reproduire les harmoniques d’un son par l’orchestre et le chœur dans Pigmalion, ou lorsqu’il fait émerger la musique de l’ « inharmonicité » des percussions, dans le « débrouillement du chaos » que peint l’ouverture de Zaïs. Pour Gérard Grisey, en revanche, le spectre sonore, précisément analysé grâce aux instruments électroniques (des titres comme Partiels ou Modulations en témoignent), représente la matière première de l’œuvre. Pensé à la croisée de la dimension harmonique (ou inharmonique) et du timbre, à la fois accord et couleur, il est travaillé sourdement de l’intérieur par des rythmes qui transforment sa nature en fonction structurante, selon des processus en perpétuelle évolution. Il ne s’agit plus de théorie : Grisey se situe résolument dans une perspective phénoménologique, au cœur de la perception. Dans les « espaces acoustiques » qu’il délimite, scande et métamorphose, dans le « tourbillon du temps » (Vortex temporum) qu’il fait émerger de la matière, il est possible cependant de distinguer, enfin réalisé, le vieux rêve de Rameau d’une musique entièrement déterminée par la nature d’un « corps sonore » dont Grisey, deux siècles plus tard, suscite et fait -danser les spectres.
Raphaëlle Legrand
Extrait d’Accents n° 38


À LIRE
Les Écrits de Gérard Grisey, ou l’invention de la musique spectrale
Édition établie par Guy Lelong, avec la collaboration d’Anne-Marie Réby
Éditions MF, Collection Répercussions, 375 p.


Dix ans après la disparition du compositeur, l’écrivain, critique et chercheur Guy Lelong publie les Écrits de Gérard Grisey. Tout au long des textes théoriques et des entretiens qui y sont réunis, dans une langue claire débarrassée de tout jargon, le compositeur, en pédagogue hors pair, expose les différentes étapes qui l’ont mené à sa conception de la musique et du son. À la fois pragmatique et plein d’esprit, il dit sans détour sa peur d’un « académisme de l’avant-garde », son goût de l’aventure, et explique comment il s’est construit en prenant position vis-à-vis de ses aînés, Varèse et Scelsi, sans oublier son maître Messiaen (« Dieu le Père »), Stockhausen (« le Fils ») et Ligeti (« le Saint-Esprit »). Son discours est d’autant plus limpide qu’il est illustré d’exemples concrets – avec citation exacte du passage et analyse du processus à l’œuvre. De lecteur, on devient auditeur, puis spectateur de cette genèse d’une nouvelle musique qui se déroule rétrospectivement sous nos yeux.
Au-delà des écrits strictement musicaux, on aura plaisir à lire quelques textes à caractère plus intime, lettres ou extraits de journal, qui nous découvrent un tout autre aspect du compositeur : laissant là l’habit de théoricien, Grisey s’avère un véritable littérateur, qui sait à l’occasion travailler la langue aussi bien que le son. Si certains fragments sont anecdotiques, d’autres font pénétrer le quotidien laborieux de l’artiste, sa psyché et ses affects, qui sont subtilement distillés et développés dans ses partitions. D’autres encore abordent avec humour les à-côtés du métier : comment appeler cette nouvelle école que l’on vient de créer – pour « éviter l’adjectif dérisoire dont on ne saurait tarder à nous affubler » ? Ou cet admirable « Autoportrait avec l’Itinéraire », qui retrace le chemin parcouru avec cette formation, la découverte in situ de phénomènes acoustiques inattendus et la confrontation avec l’exécution concrète des œuvres spectrales – source de maintes surprises.
Jérémie Szpirglas
Extrait d’Accents n° 38 – avril-août 2009

Photo © Joan Braun