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« Diabolus in musica » – entretien avec Jean-Pierre Vivante, directeur du Triton

Entretien Par Véronique Brindeau, le 15/09/2008

Vivante
Par quoi se singularise ce lieu, Le Triton, et quel en est le projet artistique ?
Si on veut comprendre ce qu’est Le Triton, il est intéressant d’en connaître le parcours et le passé. Ce lieu est né d’une volonté privée, et de contraintes maximales. Je m’explique : mon frère et moi, qui en sommes les deux initiateurs principaux, sommes des musiciens. Dans les années soixante-dix, nous étions dans une mouvance alternative, expérimentale, puis nous avons arrêté, pour des raisons de découragement économique, et nous avons mené une carrière d’industriels imprimeurs dans ces locaux, ici même. À la crise de la quarantaine, nous avons décidé de tout vendre et de nous intéresser à ce qui appartenait à notre fonds, plutôt qu’à la folie des années quatre-vingt qui avaient voulu trouver des solutions économiques à tous les problèmes – en oubliant les problèmes eux-mêmes.
Le Triton est donc né du besoin vital d’une aventure proche de la création, d’une volonté de revenir à quelque chose de plus sincère, de plus « fabriqué main », de plus partagé, avec cette particularité : d’une part, un passé de musicien très actif – mais aussi très autodidacte et très décrié –, et, d’autre part, tout le bagage de l’entreprise. Dans Le Triton, il y a quelque chose d’une volonté quasi thérapeutique de retrouver l’humain, alliée à une rigueur découlant de notre expérience du management. Nous voulions participer à l’invention d’un secteur privé, tout en menant des actions de service public, être un acteur alternatif qui soit à la fois exigeant et marginal.
Commet se sont déroulés les débuts du Triton ?
Le Triton a commencé à présenter de la musique au public il y a huit ans. Le maire de l’époque a beaucoup combattu le projet, nous avons combattu le maire, fin de l’histoire : c’est un contexte assez courant des créations de lieux privés. Il a fallu rénover les locaux, les transformer, les insonoriser, etc. Au fur et à mesure que le projet a rencontré ses partenaires, qu’ils soient musiciens, producteurs, institutionnels ou politiques, il a toujours pris corps à partir de ces deux dimensions :une dimension « privée » – avec pour corollaire une forme de liberté et d’autonomie – et l’autre de « service public », avec ses contreparties nécessaires à toute mission de service public, mais revendiquées et non imposées. Peu à peu, il est entré dans les réseaux, les commissions, a contribué à la réflexion avec les institutions, lors des entretiens de Valois par exemple, tout en œuvrant à la structuration du secteur des musiques actuelles, jazz et improvisées, et en travaillant aussi au rapprochement des fédérations.
À la création du Triton, on nous disait que ce projet ne marcherait jamais, parce qu’il fallait être sur une niche précise, qu’il n’était pas possible de s’intéresser aux musiques du monde et aux musiques contemporaines et aux musiques improvisées. Ils ont eu tort ! Sans que nous soyons fanatiques de la fusion à tous crins, c’est justement la volonté de rapprochement des artistes et des structures qui fonde notre identité. Je ne parlerai pas de métissage. Il s’agit plutôt de se rendre compte qu’on a finalement les mêmes gènes, et non pas des gènes différents qui se rencontreraient pour créer une nouvelle race, métissée. Je pense que les musiques contemporaines et le jazz ont des points communs considérables, des origines et des réalités quotidiennes très proches. Une des forces du jazz, c’est d’être un pivot, d’avoir une capacité à converser, en interface avec des formes d’expressions musicales diverses, mais aussi avec le théâtre, la danse, les arts visuels. L’habitude de l’improvisation, de la rencontre, l’immédiateté du dialogue, tout cela fait que ces musiciens ont une capacité à faire exploser les étiquettes. On est dans le risque absolu. En allant à un concert de jazz, on peut se retrouver avec des rencontres qui fonctionnent et d’autres non, mais c’est pour ça que ça m’intéresse et que, malgré tout, Le Triton est fondamentalement un lieu de jazz.
Parlons de cette rencontre avec musiciens de l’Ensemble intercontemporain…
J’ai fait la proposition du principe de « l’œuvre martyre », c’est-à-dire une mélodie, une structure, qu’on déforme, évoque, oublie, etc. Je trouve que c’est un point de départ intéressant. Le Triton est aussi un observatoire des méthodes de travail des musiciens. Ils arrivent souvent avec ce qu’ils appellent du « courrier », c’est-à-dire un bout de partition, même succincte, une espèce de trace, plus ou moins forte, de la musique qui va s’improviser ensuite. D’expérience, il est plus riche d’apporter une idée que de laisser une totale liberté. La contrainte est souvent structurante. Il a finalement été décidé de laisser carte blanche aux musiciens eux-mêmes.
Le choix de Vincent Courtois, violoncelle, François Merville, batterie, Guillaume Roy, alto, est assez consensuel. Ils sont reconnus dans leur milieu pour être de vrais improvisateurs, mais aussi de bons lecteurs, avec une forte culture classique, et possédant a priori les mêmes bases que ceux qu’ils vont rencontrer. Ce sont des improvisateurs « tout terrain », qui partagent cette culture commune de la musique contemporaine, qui sont capables de citer de mémoire Varèse, Messiaen ou Stravinsky. Le Quatuor pour la fin du temps, ils l’ont eu au biberon. Même démarche du côté des musiciens de l’Ensemble intercontemporain (Alain Billard, clarinette, Arnaud Boukhitine, tuba, Frédéric Stochl, contrebasse), qui, pour certains, ont déjà joué sur la scène du Triton, et dans des projets de musique improvisée.
Et pourquoi « Le Triton » : c’est l’intervalle du diable ?
Complètement ! Nous étions autodidactes, mon frère et moi, dans le domaine de la composition, mais nous écrivions beaucoup. Nous avons décidé un jour d’ouvrir un traité d’harmonie, et nous avons découvert le fameux triton, le « diabolus in musica » (NDR intervalle de trois tons entiers). Or notre musique était truffée de tritons, de secondes diminuées, tous ces intervalles bannis par l’harmonie classique. Le Traité d’harmonie n’allait donc pas pouvoir nous aider, et nous l’avons refermé. Le triton, pour moi, c’est le début de la liberté. Le jazz, le flamenco, les musiques « contemporaines » sont truffés de tritons. Pour moi, c’est un signe de modernité et de libération de la musique après une période d’inquisition, et c’est un peu ce que nous avons vécu.
La salle du Triton joue-t-elle un rôle par rapport à la réception de la musique qui s’y crée ?
Le rapport des musiciens au Triton est très particulier. Je me souviens d’un concert de soutien à ce lieu, en 1999, qui réunissait des musiciens très ouverts sur le jazz, les musiques du monde, le rock, le blues, etc. La chanteuse grecque Angélique Ionatos, devenue depuis la marraine du Triton, était invitée. En sortant de scène, elle était en larmes. Je me suis inquiété, mais en fait elle était extrêmement émue de jouer devant un public aussi proche, avec des enfants assis sur la scène. Il faut dire qu’elle venait de passer au stade d’Athènes devant quarante mille personnes avec Theodorakis. Tous les lieux induisent une écoute différente, un respect différent de ce qui se passe sur scène. Le Triton est un lieu qui, à mon avis, induit une écoute attentive et respectueuse des musiciens, tout en favorisant une posture plutôt décontractée. Il n’y a pas de gros fauteuils rouges confortables, pas de distance entre la scène et le public, pas de différence de niveau entre l’un et l’autre. Il y a un effort du public, par respect pour ceux qui sont sur scène. Et quand l’échange se fait, il est d’autant plus puissant.
Entretien réalisé par Véronique Brindeau
Extrait d’Accents n° 36 – septembre-décembre 2008
Photo : Jean-Pierre Vivante © Nicolas Havette