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Susanna Mälkki "force d’expression" – entretien avec Pierre Gervasoni

Entretien Par Pierre Gervasoni, le 15/04/2008

Malkki
Vous connaissiez l’Ensemble intercontemporain avant d’en devenir la directrice musicale, il y a environ dix-huit mois. Avez-vous néanmoins effectué des découvertes une fois en poste ?
Le travail d’un chef d’orchestre demeure en grande partie invisible. Il en va de même pour le directeur musical, ce qui fait beaucoup si les deux fonctions sont cumulées par une même personne. Bien que l’Ensemble intercontemporain ne comporte que trente et un musiciens, son organisation ressemble à celle d’un orchestre et impose de jongler en permanence avec le calendrier des uns et des autres. C’est sur ce plan que j’ai été surprise car je n’avais jamais travaillé avec une institution de cette importance. J’ai eu l’impression qu’il me fallait assurer le travail musical de la main gauche et diriger tout le reste de la main droite ! Ce fut un peu lourd au début mais très intéressant, notamment à travers la lecture des nombreuses partitions qui nous sont envoyées. Si l’on ajoute à cela les autres tâches, relatives à l’administration ou la communication, on peut dire que le temps passé à l’Ensemble est bien rempli. Cependant, il m’est ainsi possible de considérer la vie musicale parisienne de l’intérieur.
Comment la trouvez-vous ?
Conforme à celle d’une métropole, c’est évident. Tous les grands musiciens s’y produisent. Cela m’a permis, l’automne dernier, d’entendre en quelques jours trois orchestres américains de premier plan qui ne vont jamais jouer à Helsinki, la ville dont je suis originaire. Par rapport à ses équivalents anglais ou allemands que je connais bien, la particularité de Paris me semble résider dans l’existence de publics assez cloisonnés. Chaque salle a un auditoire qui lui est propre, peut-être dans la tradition intellectuelle de la France qui veut que les choses soient clairement délimitées. Ici, à la différence de ce qui se fait dans les pays nordiques, on ne procède pas facilement à des mélanges et j’ai pu m’en rendre compte dans la musique contemporaine. Mais j’apprécie beaucoup d’avoir affaire à un public de connaisseurs avec lequel je peux instaurer un dialogue..
Avez-vous l’intention d’entraîner l’Ensemble intercontemporain vers une plus grande ouverture ?
Je trouve très important que le répertoire soit diversifié, non seulement pour révéler des contrastes au public mais aussi pour les investir avec l’Ensemble. Bien que la plupart de nos instrumentistes pratiquent de leur côté toutes sortes de musique, on peut aussi effectuer cette démarche collectivement. Moi qui suis violoncelliste, je sais bien quel travail minutieux il faut réaliser pour vraiment respirer et phraser ensemble. Cela prend beaucoup de temps. Toutefois je ne compte pas négliger la base classique de l’EIC.
Quels ont été vos plus grands motifs de satisfaction après la première saison ?
Les tournées en Grèce et au Mexique ont constitué des expériences magnifiques, mais je citerais également les concerts célébrant les trente ans de l’Ensemble ainsi que la nouvelle production de Cassandre, de Michael Jarrell. J’aimerais d’ailleurs que l’on monte plus souvent des projets du genre de ce monodrame, sans toutefois renoncer à notre répertoire de prédilection. À l’instar de l’Orchestre philharmonique de Vienne qui possède exactement le son qui convient à la musique de Mahler, l’Ensemble intercontemporain est idéal pour les représentants de la modernité musicale.

Des exemples ?
Il ne manquent pas. Citons pêle-mêle, György Ligeti, Michael Jarrell, Gérard Grisey, Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Philippe Manoury, Arnold Schönberg bien sûr (toujours aussi moderne) et des compositeurs plus jeunes, tels que Bruno Mantovani ou Pierre Jodlowski.
Quelles sont vos intentions pour ce qui concerne les commandes ?
Le répertoire moderne n’est pas encore très fourni. Il résulte d’une production d’environ quatre-vingts ans alors que celui des orchestres symphoniques couvre trois siècles. De plus, les œuvres destinées à une formation comme la nôtre sont loin d’être majoritaires. J’aimerais tenter de remédier à cette situation. La plupart des partitions destinées à l’Ensemble mobilisent une douzaine de musiciens et durent une dizaine de minutes. Il est très difficile de construire des programmes variés en ne recourant qu’à des œuvres de ce format. Sans parler de tous les changements de plateau ! En revanche, lorsque l’on reçoit une pièce de trente minutes pour grand ensemble, telle que Le sette chiese de Bruno Mantovani, on dispose d’une bonne base pour édifier, par exemple, un programme de tournées.
Et de CD, puisque cette œuvre figure au programme monographique que vous avez consacré à Mantovani en inaugurant une nouvelle collection…
Effectivement. Le partenariat engagé avec le label Kairos et l’Ircam est un projet ambitieux qui me tient à cœur et qui est déjà bien avancé puisque après les disques de Bruno Mantovani et de Luca Francesconi, publiés en 2008, viendront ceux de Michael Jarrell, Philippe Manoury, Marco Stroppa, en 2009, et d’autres en 2010.
On sera alors à l’horizon de votre second mandat…Comment pensez-vous, le moment venu, estimer que vous avez réussi le premier ?
À partir, principalement, de deux éléments d’appréciation. D’une part, je serais très heureuse que certaines œuvres dont j’ai suscité la commande figurent durablement au répertoire de l’Ensemble. D’autre part, j’aimerais que l’on sente que l’accent est dorénavant mis sur l’expression musicale et que la grammaire, bien que rigoureusement respectée, n’est pas l’objectif premier de l’interprétation.

Pierre Gervasoni
Extrait d’Accents n° 35
– avril-juillet 2008
Photo : Susanna Mälkki © Luc Hossepied, d’après une photo de Jean Radel